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personne ne peut éluder impunément. Si le vote populaire ne consacre pas la nouvelle constitution et ne la rend pas inviolable pour le législateur ordinaire, comment évitera-t-on que la prochaine assemblée ne prenne exemple sur la convention, et n’abroge un acte qui la gêne ? L’assemblée aura la nation pour complice. Ne pas interroger le pays, c’est laisser aux journaux le droit de dire qu’on ne peut engager la France sans la consulter, et que, si on évite d’en appeler au peuple, c’est qu’une fois encore on veut l’asservir à un gouvernement qu’il repousse. En deux mots, c’est préparer une révolution prochaine. N’en déplaise à ceux qui s’effraient du vote universel, il n’y a que la grande voix du peuple qui puisse imposer silence aux partis. L’exemple de l’Amérique est là pour l’attester.

On dira, je le sais, que le peuple français n’est pas aussi éclairé que le peuple des États-Unis ; on ajoutera même qu’il est indolent et crédule, et qu’il votera toujours oui quand on lui demandera de confirmer ce qui existe. Je connais ce dédain superbe : ce ne sont pas les moins démocrates qui l’affectent ; mais alors pourquoi une république ? pourquoi le suffrage universel ? pourquoi n’en pas revenir aux électeurs à 200 francs et aux éligibles à 500 ? Cela vaudrait mieux que de violer les principes républicains et de se jouer du pays.

Pour moi, j’estime que le premier devoir du législateur est de se servir des forces qui existent en les tournant au bien général. Nous sommes atteints d’un mal terrible : l’impatience de tout frein, la haine de toute supériorité, l’esprit de révolution, maladies des peuples en décadence. Pour nous guérir et nous relever, il n’y a qu’un remède, remède héroïque et sûr, c’est la pratique sincère de la souveraineté populaire. La majorité de la France est saine, elle se compose de petits propriétaires et de paysans sobres, économes, laborieux, pacifiques ; c’est sur cet élément conservateur qu’il faut s’appuyer. Chaque fois qu’on consultera le pays, cette majorité se prononcera pour l’ordre et la sécurité. C’est à elle qu’il faut s’adresser en ne négligeant rien pour l’éclairer, mais en étant décidé à la respecter et à lui obéir. Jusqu’à ce jour, les partis ont invoqué le grand nom de souveraineté du peuple pour s’emparer du pouvoir et en abuser ; aujourd’hui il faut avoir non plus le mot seulement, mais la chose. Organiser l’action de la souveraineté populaire n’est pas une utopie : l’Amérique et la Suisse en sont la preuve ; il faut que cette souveraineté prenne place parmi nos institutions, et que l’empire de la majorité franchement accepté de tous succède enfin au règne tumultueux des factions qui ont affaibli et ruiné la France depuis quatre-vingts ans.


ÉD. LABOULAYE.