Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/816

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

constitution qui traite de la révision, toutes les propositions de Lafayette furent écartées. « M. de Lafayette, disait le Journal de Paris du 1er septembre 1791, n’a voté pour aucun de ces décrets : toutes ses vues y étaient trop opposées, il a trop bien étudié les pouvoirs constituans pour vouloir confier leur mission aux pouvoirs constitués, mais, lorsqu’il a cité l’exemple de l’Amérique, on a dit : Ah ! l’Amérique[1] ! »

J’ai grand’peur qu’en parcourant ces pages plus d’un lecteur ne pousse le même cri. Renoncer à un préjugé révolutionnaire n’est pas chose aisée pour un Français. Cependant en l’an III, au sortir des excès de la convention, le législateur, effrayé de son omnipotence, avait introduit dans la constitution un système de révision imité des Américains, et depuis l’an III combien de fois les événemens n’ont-ils pas donné raison au général Lafayette !

Tandis qu’aux États-Unis l’appel d’une convention est un fait aussi simple et aussi pacifique que la convocation d’une législature ordinaire, a-t-on jamais vu en France une assemblée constituante qui n’ait amené une révolution ? L’œuvre de ces législateurs tout-puissans a-t-elle jamais été viable ? La constitution de 1848 a-t-elle été moins chimérique et moins funeste que celle de 1791 ? Oserait-on remettre en vigueur cette charte républicaine que la France a laissée tomber avec une complète indifférence ? Aujourd’hui même ne sentons-nous pas que le terrain tremble sous nos pieds ? Si nous avions trouvé la vérité, en serions-nous réduits à marcher au hasard et à tâtonner dans la nuit ?

Toute notre théorie du pouvoir constituant repose sur une erreur et sur un sophisme. L’erreur, c’est la délégation de la souveraineté : la souveraineté ne se délègue pas. Le sophisme, c’est l’identité du peuple et de ses représentans, la confusion du mandataire et du mandant. Nous aurons beau faire des discours pompeux et crier que le monde a les yeux sur nous, cette conception du pouvoir constituant n’en est pas moins la négation même de la souveraineté du peuple. Pour les partis, c’est le moyen infaillible de se jouer de la volonté nationale, et de soumettre le pays au despotisme d’une minorité.

De cette double erreur, comme d’une source empoisonnée, sortent toutes nos fautes et toutes nos misères.

Les constituans étant considérés comme le peuple même en vertu de la délégation qu’ils ont reçue, et le peuple étant l’origine de tout pouvoir, nos politiques en concluent que l’assemblée possède tous les droits de la souveraineté, et suivant eux (ce qui est encore une erreur révolutionnaire) ces droits sont illimités. L’autorité de

  1. Mémoires de Lafayette, t. III, p. 113.