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du gouvernement la propriété d’une famille privilégiée ; on n’admet pas davantage la maxime doctrinaire qui donne à la raison, à la justice, le droit de commander, car c’est reculer le problème et non le résoudre. Qui décidera ce qui est juste et ce qui est raisonnable ? Les Américains prennent les choses de moins haut, et restent sur un terrain plus solide. Pour eux, c’est une loi divine, c’est l’instinct, c’est la sympathie qui fonde et maintient les sociétés humaines. Il y a là un fait naturel qu’il n’appartient pas à l’homme de changer ; mais quant au gouvernement, que les Américains réduisent au maniement des intérêts généraux de la communauté, c’est une œuvre tout humaine ; son objet est d’assurer le bien-être et la liberté de chacun et de tous par la volonté et le concours de chacun et de tous. Comme le disait l’excellent Lincoln en consacrant le cimetière de Gettysburg, « cette nation, conçue dans la liberté, vouée à l’égalité, veut maintenir sur la terre le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. » Ces simples paroles contiennent tout le système politique des États-Unis.

Mais on ne peut pas faire voter toute une société ; il n’est point de démocratie qui jusqu’à présent n’ait admis certaines incapacités, prises de l’âge, du sexe ou de quelque autre circonstance. La nation est donc représentée partout par un corps électoral. Aux États-Unis sont en général électeurs les citoyens mâles, majeurs, de vingt et un ans, inscrits au rôle de la milice ou à celui des contributions. Je signale cette différence entre les idées américaines et les idées françaises, je ne connais pas aux États-Unis un seul jurisconsulte, un seul publiciste qui fasse de l’électorat un droit naturel, un droit que le législateur ne puisse modifier. Pour les Américains comme pour les Anglais, l’électorat est une fonction que la loi règle au mieux des intérêts de la communauté, et cette fonction a des limites, comme toutes les fonctions. Par exemple, en certains états, tels que la Pensylvanie, rien ne semble plus légitime et plus démocratique que d’exclure les citoyens qui ne contribuent pas aux charges publiques ; on trouve immoral d’attribuer un droit aux fainéans et aux mendians. Le mot peuple a donc aux États-Unis un sens légal, nettement défini ; c’est le corps électoral, c’est l’ensemble des citoyens à qui la constitution confie l’exercice de la souveraineté suivant des formes définies. La foule n’est pas le peuple ; politiquement elle n’a aucun droit, sa volonté ne peut jamais faire loi.

Ce corps électoral, qu’on nomme le peuple, élit en chaque état deux chambres et un magistrat chargé du pouvoir exécutif ; mais il ne leur délègue pas la souveraineté, il leur confie simplement certaines attributions nettement réglées par la constitution. Tout pouvoir qui n’est pas délégué au gouvernement en termes exprès