Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/804

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce qui contribue à cette modération, c’est que chez nos voisins le parlement comprend la royauté et les deux chambres. La reine gouverne en parlement, elle y représente la nation tout autant que la chambre des lords ou la chambre des communes. Tandis que chez nous la chambre des députés se considère comme le seul organe du peuple et n’admet point de partage, il y a en Angleterre trois élémens du corps législatif qui, tous trois, sont regardés par l’opinion comme les organes constitutionnels du pays. Il ne faut pas croire que la chambre des lords n’ait point une influence considérable, et quant à la reine, si son rôle se borne à consulter le pays ou à changer le cabinet quand il n’a plus la majorité, il ne faut pas oublier qu’elle est représentée par le ministère, et que le ministère est une puissance. Il est vrai que les ministres sont désignés par les chambres, mais ce sont eux qui gouvernent en vertu de prérogatives nettement définies et confirmées par une longue tradition. On ne pourrait toucher à la constitution sans leur aveu, et il n’est pas à craindre que, par un vain amour de la popularité, ils sacrifient le pouvoir exécutif, dont ils sont les dépositaires et les gardiens.

Enfin, et ceci est capital, tandis qu’en France les députés se croient appelés à diriger et à régenter l’opinion, en Angleterre c’est le peuple qui fait les lois par les pétitions, les meetings, les journaux. Le parlement anglais est une chambre d’enregistrement. Ce n’est pas son caprice qu’il impose, ce n’est pas la volonté du maître qu’il érige en loi ; il met sa gloire à suivre l’opinion et non pas à la traîner violemment après soi. Avant d’arriver au parlement, toute réforme doit être acceptée par le pays, elle n’entre au palais de Westminster que pour recevoir le baptême légal ; le parlement n’en est pas le père, il en est le parrain.

Si l’on saisit cette différence d’esprit, de mœurs, d’usages, on sentira qu’en Angleterre il est sans danger de laisser au parlement le soin de modifier insensiblement la constitution, tandis qu’en France le droit de révision, attribué en temps ordinaire au chef de l’état et aux deux chambres, ne ferait que surexciter la chambre des députés et la mettrait sans cesse aux prises avec le reste du gouvernement. La réforme de la constitution ne serait qu’un moyen d’opposition, qu’une arme de combat. En Angleterre, pour qui va au fond des choses, c’est la nation seule qui a le droit de toucher à la constitution, et c’est là le vrai principe ; en France, ce seraient les députés, qui, sans mandat spécial, sortiraient à chaque instant de la constitution, hors de laquelle ils ne sont rien, et déchaîneraient à leur gré la tempête afin de satisfaire une ambition misérable. Pour faire pièce à un ministre, l’opposition demanderait la révision du pacte fondamental, et mettrait en jeu la fortune du