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la capitale : le gouvernement de la république est né en province, et il est à remarquer que les gouvernemens sont attachés au berceau où ils ont pris naissance ; mais, s’il y a un procès de Paris, les lettres, les arts, la pensée, tout ce qui compose la civilisation et qui aurait le droit de se porter partie civile partage dans une certaine mesure le sort de l’accusé. Une séparation temporaire ne mettrait pas en danger l’intérêt pour lequel nous plaidons ; si elle devait se prolonger, nous ne pourrions affirmer en conscience que ce fût pour le bien de la civilisation ni des affaires. La France a fait l’épreuve des avantages qui résultent de leur union ; plus cette union a été intime, plus le crédit du pays a été grand ; on ne voit pas ce qu’il gagnerait à l’état contraire. Ou Versailles, la ville politique, diminuerait Paris, la ville intellectuelle, et ce serait autant de perdu pour l’influence française, ou Paris effacerait à la longue Versailles, et le gouvernement descendrait au-dessous de la hauteur de sa mission. On objecte les deux siècles précédens, et l’on dit que la capitale a eu tout son éclat, le pouvoir toute sa force, quand nos rois habitaient ce palais où la souveraineté nationale leur a succédé. Nous avons indiqué comment le XVIIe siècle et Louis XIV n’ont pas réellement connu cette séparation. Dans cet âge d’or de la monarchie absolue, le centre intellectuel et le centre politique étaient dans telle ou telle ville, mais autour du roi ; nous avons montré que le XVIIIe siècle seul les sépara. Qui voudrait, qui pourrait ramener cet état de choses ? D’ailleurs on ne refait point le passé. Paris perdant la confiance de la France ne nous rendrait pas les gloires d’autrefois ; Versailles ramènerait peut-être le repos des esprits, non la grandeur. On dit encore que le gouvernement n’habite pas la capitale aux États-Unis ni en Russie, — deux empires, notons-le bien, où le mouvement intellectuel est de luxe plutôt que de nécessité : on ne cite pas un seul pays de civilisation élevée qui soit dans ce cas. Est-ce la France de Bossuet et de Voltaire qui voudrait s’organiser comme si l’intérêt intellectuel n’était pas pour elle de premier ordre ? Le génie national concentré ici tient si étroitement au régime politique du pays, que les séparer serait un malheur pour l’un et l’autre. Ils ont vécu plus ou moins rapprochés par les événemens, et leur existence a été d’autant plus glorieuse qu’ils ont maintenu entre eux plus d’harmonie. Dans un jour de désastres, l’un des deux, celui qui le pouvait, s’est éloigné pour le salut commun. Quand il sera bien évident que tous les périls de l’avenir sont conjurés, nous sommes assurés qu’il ne voudra pas se tenir dans un éloignement certainement inutile et peut-être funeste. Il ne voudra pas faire payer à la ville intelligente la rançon de la ville révolutionnaire.


Louis ETIENNE.