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L’esprit révolutionnaire n’est pas indispensable, il s’en faut, pour atteindre à un rang élevé sur l’échelle de la civilisation ; au contraire il est l’ennemi de toute culture, et son triomphe est le signal de la barbarie. C’est non pas cet esprit qui était nécessaire à l’Allemagne, mais bien celui de la réalité. Ce pays est habitué à se nourrir de ses pensées. Il y a là une accumulation de connaissances qui n’est égalée peut-être dans aucune autre contrée ; c’est la diffusion des idées qui importe ici, et rien n’est moins expansif que le tempérament germanique. Où peut-on le juger mieux que chez lui ? On dirait que les connaissances dans ce pays ne tendent pas à descendre comme ailleurs. Entre les intelligences d’en haut et celles d’en bas, il y a un abîme. Ils ont l’instruction obligatoire, et ils sont un des peuples les plus superstitieux de l’Europe : nous ne l’avons pas encore, et le plus illettré de nos paysans en remontrerait aux leurs. Il ne s’agit ici ni de déprécier l’instruction obligatoire ni de rabaisser le peuple allemand. Les classes lettrées dans ce pays, quand elles parlent, s’adressent à elles-mêmes : comment supposer qu’elles se fassent entendre aisément par-dessus les frontières de cette vaste Allemagne, si diverse, si hétérogène ? Indifférentes à la politique, elles ne sauraient l’être ; elles demandent beaucoup, trop peut-être ; mais au-dessous d’elles il y a des masses profondes de peuple qui permettent à un ministre comme M. de Bismarck de répondre à celles-là par des refus, quelquefois même par une concession, celle de l’unité par exemple, comprise un peu autrement qu’elles ne s’y attendaient.

Ces considérations sur deux des peuples les plus puissans de l’Europe actuelle expliquent assez comment l’esprit français était encore placé dans des conditions favorables pour remplir sa mission. Est-il nécessaire de montrer qu’en dépit de ses entraves ou de l’incertitude de privilèges précaires il n’avait ni l’indifférence aux idées qui caractérisait les Anglais, ni le dédain de la réalité qui faisait la faiblesse des Allemands ? Il était tout au moins assez philosophe et assez pratique pour réunir dans une certaine mesure les bonnes qualités des uns et des autres. Notre siècle a vu se reproduire dans un certain degré la situation que le précédent avait connue : un chef du pouvoir indifférent au mouvement intellectuel, une littérature capable de se suffire à elle-même et d’exercer l’empire au dehors à défaut des gouvernans, — une Europe partageant, et quelquefois d’une manière très inégale, ses marques de considération entre l’un et l’autre. Dira-t-on que notre ascendant se soit effacé ? Sur les questions qui intéressent l’amour-propre national, les témoignages étrangers ont une valeur qui ne se conteste pas. Un critique anglais contemporain, aussi remarquable par l’indépendance du jugement que par la justesse des pensées, après avoir