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loin des succès de salon aux succès d’assemblée, du gouvernement des idées à celui des hommes. Le désarroi commença ; Versailles fut amené de force à Paris, c’est-à-dire le passé au milieu d’un présent que nul ne savait conduire. La commune de 1792 parut sur la scène, ce fut un sauve-qui-peut général ; ceux qui restèrent périrent dans la tourmente ou furent noyés dans le chaos. Paris cessa d’être le centre de l’intelligence pour devenir la ville des révolutions.


II

Le jour où le roi fut ramené de Versailles par des femmes ivres de vin et de joie furieuse, on peut dire que le monde des arts, de l’intelligence et de la politesse songea au départ. Le jour où, arrêté à Varennes, il rentra dans Paris en esclave fugitif, tout ce qui composait la puissance durable de cette ville, élite des esprits, culture supérieure, gouvernement des talens, tout ce qui faisait l’autorité de la société française avait dit adieu à cet asile profané, souillé. Pour la première fois, on vit ce qui s’est répété dans deux ou trois occasions : Paris déserté par les lettres, par la raison éclairée et calme, par la véritable civilisation. Nous avons pu mesurer, il y a quelques mois à peine, les angoisses que nos devanciers éprouvèrent soit dans la vie loin de leur toit préféré, soit dans le silence où ils durent étouffer leur pensée. Ils eurent incomparablement plus à souffrir que nous ; il est vrai que, par une sorte de compensation, leurs persécuteurs ne formèrent pas une collection aussi grotesque dans l’ignorance et le ridicule, aussi méprisable dans le crime que celle que nous avons connue. Nous avons à rougir de nos tyrans encore plus qu’à nous en plaindre. La Suisse, l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, recueillirent les épaves du grand naufrage ; poètes, publicistes, philosophes, hommes d’esprit de toute nature, se dispersèrent aux quatre vents, promenant par l’Europe les infortunes de l’émigration littéraire, les inconsolables regrets du Paris d’autrefois. Que laissaient-ils derrière eux ? Quelques confrères comptant les jours comme autant de gagné sur la guillotine, quelques autres achetant par des lâchetés la permission de vivre, le plus grand nombre cachant leur existence comme une témérité et leur esprit comme un crime. Il y avait à peine des journaux, et l’on sait dans quel jargon ; voilà ce que la ville de Marat et d’Hébert mettait à la place de cette langue française à l’honneur de laquelle un roi de Prusse avait décerné un prix après lui avoir rendu hommage durant sa vie entière.

Qu’étaient devenus les cinq ou six salons qui gardaient encore les échos de tant de voix éloquentes ou spirituelles ? Il faudrait d’abord rappeler tant de noms de femmes que l’ostracisme de la révolution