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surtout de loin, du haut de sa Chartreuse, comme un étudiant qui soupire après les vacances ; puis il avait mangé sur ces mêmes bords de la Somme la pension attachée au titre singulier de poète de Paris. Endormi pour ainsi dire dans sa double paresse, celle de sa nature et celle de la province, il oublia son talent, et se trouva en 1774 entièrement changé. Paris revit son poète à l’Académie française lors de la réception de Suard, et ne put le reconnaître dans un discours où, sous le prétexte de châtier les néologismes du temps, il prononça contre les façons de parler et les mœurs de la grande ville un réquisitoire dont les sentimens valaient mieux que le goût et les proportions. Il n’exemptait de sa réprobation que Versailles et la cour, où Mme Du Barry venait à peine de faire ses paquets.

Nous n’avons garde de recommencer ce que M. Villemain a fait avec un art si ingénieux, le tableau de l’influence française sur les étrangers au XVIIIe siècle ; son cours sur la littérature de ce temps est en partie la brillante histoire des conquêtes du génie français en Europe. Bien qu’il se soit borné à montrer l’ascendant de nos auteurs sur les princes d’Allemagne, il aurait pu aller plus loin ; il l’aurait fait, s’il avait connu davantage la langue et la littérature de ce pays. L’Allemagne, avant l’époque de son émancipation, était bien autrement que l’Angleterre et l’Italie vouée à l’imitation française. Ces deux dernières contrées ne reçurent que partiellement nos leçons ; de l’autre côté du Rhin, elles furent acceptées sans réserves. Ceux-là même qui protestaient au nom du génie national ne semblaient combattre que pour l’idiome de leur pays ; ils étaient en langue allemande les disciples de nos écrivains. Toutefois M. Villemain a vu les points principaux dans cette vaste question des influences réciproques au siècle dernier ; il a entrevu le reste, et ce qu’il a dit est assez considérable pour établir que la France, c’est-à-dire Paris, fut la grande école de l’Europe. Des critiques anglais et italiens ont pu plaider contre lui la cause de l’originalité de leurs compatriotes : leur thèse n’aurait ici qu’une médiocre portée. Ce qui résulte des travaux de l’illustre professeur et même de ses inexactitudes, s’il en a commis, c’est qu’il y eut dans cette période sans précédens une merveilleuse unité de l’esprit humain, une concentration de forces intellectuelles, venant du nord comme du midi, et que le foyer commun de toutes ces lumières (on l’oublie trop souvent, nous l’oublions nous-mêmes) ne fut autre que Paris. Qu’importe que Montesquieu empruntât à l’Angleterre l’idéal de la monarchie représentative, si c’est lui qui a la gloire de l’avoir fait connaître au monde et même de l’avoir analysé, et défini aux Anglais ? qu’importe que Galiani fût Napolitain, si loin d’ici il se plaignait de n’être plus le même, et de ne trouver l’inspiration, le trépied sacré, que dans les fauteuils de Mme Geoffrin ? qu’importe que