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parler de ces actes sourdement reprochés aux Juifs, tels qu’achat d’esclaves chrétiens pour les circoncire ou les faire abjurer à force de tourmens, profanations d’églises ou d’objets au culte chrétien, immolations d’enfans chrétiens dans des sacrifices abominables : ces accusations à peu près éteintes se réveillèrent avec la recrudescence des haines, et un événement affreux vint prouver qu’elles n’étaient pas toujours sans fondement.

Les Juifs célébraient chaque année, les quatorzième et quinzième jours de leur mois d’adar, lequel correspond à nos mois de février et de mars, une fête prescrite par leurs livres sacrés et qu’on nommait les Sorts. C’était un anniversaire de la délivrance de cette nation au temps d’Assuérus par l’effet des charmes d’Esther et du courage patriotique de Mardochée, et la fête attirait d’ordinaire un grand concours de peuple. Une scène dramatique, sorte de mystère, y reproduisait aux yeux de la foule les principaux incidens de cette histoire, dont le dénoûment était le supplice du ministre prévaricateur Aman au gibet qu’il avait lui-même dressé. À ce moment éclatait l’enthousiasme des spectateurs : Aman, représenté par un mannequin, était assailli d’injures et de pierres ; on lui montrait le poing, on le couvrait de crachats, on le frappait à coups de bâton ; une démence furieuse en un mot semblait s’emparer de la multitude. Le tout se terminait par un feu de joie où le mannequin était brûlé avec le gibet. Quelquefois au lieu d’un mannequin c’était un homme qui se laissait attacher à la potence pour de l’argent, sauf à être décroché avant la fin. Or il arriva que dans un bourg de la Syrie nommé Inmestar, entre Antioche et Chalcis, bourg où existait une synagogue, les Juifs eurent l’idée de remplacer le gibet par une croix et d’y suspendre un enfant chrétien. La vue du chrétien et du signe abhorré de la croix enivrant en quelque sorte cette tourbe sanguinaire, elle se rua sur l’enfant avec frénésie : c’était à qui le frapperait, à qui le lapiderait, et quand on le détacha de la croix, il était mort. Une enquête eût lieu par les soins des magistrats, et les meurtriers furent punis ; mais en même temps le peuple juif perdit ses privilèges légaux, et ce fut sur lui que s’appesantit le châtiment.

Depuis la seconde dispersion des Juifs sous Adrien, les groupes de cette nation disséminés dans l’empire, soit en Orient, soit en Occident, jouissaient d’une autonomie très large ; la loi leur laissait la liberté de leur culte, leurs synagogues, leurs sanhédrins, leurs tribunaux particuliers, et au-dessus de tout cela elle reconnaissait un patriarche héréditaire investi d’une autorité presque royale sur toute la nation. C’était lui qui réglait les synagogues, les supprimait ou en créait de nouvelles à sa volonté, confirmait ou