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veille sa parole, combien il excelle dans la science délicate des convenances oratoires et politiques. Bref, la France et l’Italie ont dîné ensemble ; sur la fin du repas, elles se sont donné l’accolade et ont bu la santé l’une de l’autre, ce dont se réjouissent tous les gens bien intentionnés.

Toutefois les fêtes sont des fêtes, les toasts sont des toasts ; on en peut dire ce qu’on a dit de l’esprit, qu’il sert à tout et ne suffit à rien. Ne nous faisons point d’illusions. Rien n’est plus désirable que de voir s’établir une entente cordiale entre la France et l’Italie ; malheureusement on ne peut se dissimuler que la veille de la fête il y avait au nord des Alpes des rancunes, au midi des défiances. A-t-il suffi de quelques paroles éloquentes ou discrètes pour avoir raison de ces défiances et de ces rancunes ? Je voudrais le croire ; mais on ne croit pas tout ce qu’on veut.

Vous savez mieux que moi, monsieur, ce que signifient les rancunes dont je parle. Je lisais dernièrement une lettre de diplomate en colère, qui s’exprimait très durement sur le compte de l’Italie, « de cette terre enchantée où fleurit l’ingratitude. » Ce mot m’a chagriné pour deux raisons : la première est qu’un diplomate ne devrait jamais se fâcher, la seconde est que reprocher aux gens leur ingratitude, c’est avouer qu’en les obligeant on comptait sur leur reconnaissance ; or la reconnaissance n’est pas un mot ni une idée politique. J’en croirais volontiers sur ce point Machiavel, qui affirme que le plus souvent travailler à la grandeur d’autrui, c’est travailler à sa propre ruine. L’Italien en dit là-dessus plus que mon français : chi è cagione che uno diventi potente, rovina. Au surplus, les Italiens, à ce qu’il me paraît, sont médiocrement sensibles à ce genre de reproches. Les siècles et le malheur se sont chargés de faire leur éducation, et leur conscience politique est aussi déliée que leur esprit. En retouchant le mot de mon diplomate, on pourrait affirmer qu’au-delà des Alpes se trouve une terre enchantée où fleurit la casuistique. Les Italiens sont les premiers à en convenir. « Que voulez-vous ? me disait un de leurs hommes d’esprit ; nous avons tant pâti et tant vécu ! Il ne faut pas nous demander les passions et les scrupules de la jeunesse. L’expérience des siècles a laissé dans la conscience de tout Italien un dépôt, et il en résulte que cette conscience ne ressemble pas aux autres, qu’elle est moins prompte à s’émouvoir et qu’elle se scandalise de peu de choses. » Les Italiens possèdent bien des qualités sérieuses ou aimables ; mais ne leur demandons pas d’être candides. La naïveté italienne ! autant vaudrait croire à l’évangile de l’empereur Guillaume.

S’ensuit-il que tous les griefs de la France soient fondés ? Je ne le pense pas ; j’estime plutôt qu’un arbitre impartial, s’il était chargé de juger ce procès, sans absoudre entièrement le défendeur, se verrait forcé de débouter le demandeur. Que reproche la France aux Italiens ?