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gare qui prennent le café à l’auberge d’en face, et les vieux surtout, qui avec leurs quatre pièces, portent le principal effort d’un feu infernal. Artilleurs de Sébastopol et de Solferino, ils ne s’étaient jamais trouvés à pareille fête, car ce jour et cette nuit-là 3,500 obus tombèrent sur la malheureuse petite ville, qu’aisément on traverse en dix minutes dans toute sa longueur. Tous firent leur devoir pourtant, les jeunes comme les vieux ; mais les embrasures sont ruinées, la plupart des canons qui peuvent tirer sur Danizy sont démontés, quelques-uns, visés avec une justesse qu’expliquent l’habileté des pointeurs ennemis et la proximité de leur position, sont atteints en pleine âme ; à midi, la destruction est effroyable, surtout dans le quartier militaire, à l’est de la ville. La porte Notre-Dame n’a pas une pierre qui ne soit touchée ; l’arsenal, les casernes, le magasin à fourrages, s’allument successivement ; dans les rues désertes sifflent les boîtes à balles, et des bestiaux, chassés des étables militaires, errent en beuglant. Le 26 novembre au matin, après bien des hésitations et une longue lutte entre l’ardent désir de résister encore et la raison, qui démontre l’inutilité de la lutte, le commandant de place cède, aux prières de la ville. Aucun secours n’est possible : quelques troupes venues de Ham se sont en vain heurtées, six jours auparavant, aux lignes d’investissement, auprès de Vouel et de Liez ; quant à l’armée du nord, elle est aux prises avec Manteuffel. A neuf heures, un parlementaire est envoyé à l’ennemi ; mais le brouillard cache le drapeau, et la violence du bombardement couvre l’appel du clairon. Une heure passe ainsi ; enfin des gens du faubourg qui ont aperçu le signal avertissent les Allemands. Le feu cesse, et bientôt le parlementaire rentre en ville avec un capitaine d’état-major prussien. Ce capitaine s’était moqué quand on lui avait mis le bandeau sur les yeux : il connaissait La Fère aussi bien que personne, disait-il ; il s’était pourtant soumis à cause de la vieille habitude, mais, chemin faisant, il maugréait contre la vieille habitude quand son pied heurtait un obstacle ou que son sabre sonnait contre les fils de fer des casse-cou.

Cette facile victoire mettait au pouvoir de l’ennemi la voie ferrée qui, partant de Reims et passant par Laon, Crépy, La Fère, raccorde à Tergnier le chemin de l’Est à celui du Nord, En ce moment, Manteuffel entrait à Amiens après avoir refoulé l’armée française. Il a désormais par La Fère, Laon, Soissons, ses communications assurées à l’est ; au sud, il communique librement avec l’armée de Paris ; il peut laisser à une partie de ses troupes la surveillance de nos places fortes du nord et commencer avec le reste sa campagne de Normandie. Mais le département de l’Aisne ne devait pas connaître cette tranquillité funèbre qui pesait sur la France orientale depuis que le canon de Metz s’était tu, car notre armée du nord va