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toutes les joies plus hautes que peut souhaiter un chrétien libéral. Dieu semble quelquefois se plaire à combler de ses plus rares faveurs les âmes d’élite qu’il a frappées de ses plus rudes coups.

Dans sa vie publique, la révolution du 14 février 1848 fut pour le duc de Broglie un coup très rude, une grande douleur et une profonde alarme pour l’avenir de sa patrie. Il aimait avec une conviction ferme la monarchie constitutionnelle qu’il avait travaillé à fonder avec un entier dévoûment, mais non sans tremblement. En la voyant tomber, il vit tomber ses meilleures espérances et surgir ses plus graves inquiétudes. Dans ce grand trouble national, il ne se hâta point de sortir de l’arène ; il ne retira point à son pays son concours, toujours fidèle, même quand il le croyait vain. Il siégea dans l’assemblée constituante et dans l’assemblée législative de la république de 1848. Ce fut la révolution de 1852 qui le plongea dans la retraite absolue. Il y a vécu dix-huit ans, l’âme profondément triste, mais toujours sereine, cherchant et trouvant dans la méditation à la fois religieuse et philosophique, libre et chrétienne, les consolations et les espérances que le monde ne lui donnait plus. Il était avide de la vérité et merveilleusement assidu au travail. Il a laissé sur les plus hautes questions religieuses et politiques d’importantes œuvres profondément originales. J’en tiens de lui une copie complète, et, si Dieu m’en laisse encore le temps et la force, je me donnerai un jour le mélancolique plaisir d’en résumer les idées et les conséquences. Pendant sa longue vie de méditation et d’expérience, cet esprit si élevé s’était affranchi de tout préjugé, de toute routine révolutionnaire, en conservant toutes ses convictions généreuses ; le fidèle patriote de 1789 était devenu l’un des plus fermes et des plus impartiaux conservateurs de son pays, et à son dernier jour il était en droit de dire, comme le père Lacordaire : « Je meurs chrétien pénitent et libéral impénitent. »

Il souffrait souvent de la goutte, et une affection du cœur lui causait des étouffemens très pénibles. Il éprouva, au commencement de 1870, des atteintes de ce double mal. Il lisait toujours et causait volontiers. J’allai le voir le lundi 25 janvier vers quatre heures. Après quelques minutes de conversation, je me levai pour sortir en lui disant adieu ; il me tendit la main gauche, car la droite était prise de la goutte, et me dit affectueusement : « Donnez-moi encore la main. » Rien d’ailleurs ne m’indiqua de sa part un triste pressentiment. Le soir, en faisant un effort pour monter sur son lit, un violent accès d’étouffement le saisit ; deux heures après, il était entré dans le repos éternel.

Il faut connaître les derniers élans de la vie dans les amis qu’on n’a pas vus à cette heure solennelle, et dont on gardera toujours la