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ont besoin de se résumer dans des partis qui les expriment et les soutiennent, de même les partis aspirent à se résumer dans des chefs qui les représentent en les dirigeant ; c’est là pour eux le gage le plus efficace et le plus évident de l’influence qu’ils ont droit d’exercer dans le gouvernement du pays. Les corps s’efforcent instinctivement de produire leur tête, et, tant que ce besoin n’est pas satisfait, ils se sentent incomplets et mal assurés. Le parti de la politique de résistance avait trouvé en 1831, dans M. Casimir Perier, un chef qui le représentait dignement et le servait efficacement ; il aspirait à le retrouver ; un président nominal n’y suffisait pas, et lorsqu’en cherchant un président réel, les regards se portaient sur M. Thiers et sur moi, ils rencontraient là des nuances diverses de tendance et d’entourage, et nous divisions, au lieu de les rallier, les idées et les espérances. Bien que la machine constitutionnelle marchât assez régulièrement pour suffire chaque jour à sa tâche, elle semblait manquer d’unité et d’avenir ; on y sentait une lacune, on y craignait un trouble intérieur. L’honnête maréchal Mortier avait lui-même ce sentiment et se lassait de son insignifiance ; après trois mois de patience, il n’en put supporter plus longtemps le fardeau ; le 20 février 1835, donnant pour raison sa santé chancelante, il apporta au roi sa démission en termes irrévocables, et le cabinet se vit de nouveau condamné à la recherche d’un président.

Je pris alors en moi-même la résolution de ne plus accepter dans ce poste aucune fiction, aucune vaine, quoique brillante apparence, et d’y porter le duc de Broglie, le seul alors parmi les défenseurs de la politique de résistance libérale dont l’élévation ne pût blesser aucun amour-propre, le seul aussi que les chambres et le public fussent disposés à regarder comme un chef sérieux du cabinet, et dont on se promît envers la couronne une fermeté respectueuse, avec ses collègues une dignité amicale. Outre ce grave motif politique, je trouvais dans cette combinaison, je n’en disconviens pas, un vif plaisir personnel ; je donnais ainsi à mon plus intime ami un gage de la même fidélité qu’il m’avait témoignée quand il avait fait de mon entrée dans le cabinet du 11 octobre 1832 la condition de la sienne.

Je n’ignorais pas quels obstacles je rencontrerais dans cette entreprise. Le roi Louis-Philippe portait au duc de Broglie la plus haute estime, mais moins de goût et de sympathie habituelle ; ni les deux esprits, ni les deux caractères ne s’accordaient naturellement, et, quand il leur arrivait de ne pas s’accorder, leur dissidence était sérieuse. M. Thiers craignait que la présidence d’un doctrinaire si considérable n’amoindrît sa position et n’affaiblît son influence soit dans le cabinet, soit dans le public, surtout aux yeux de ses amis