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était le meilleur obstacle aux essais dangereux et aux utopies coûteuses. Les esprits sensés de l’assemblée constituante savaient bien qu’il fallait qu’il y eût quelque part un droit de veto à opposer aux caprices des assemblées politiques ; mais ils donnèrent ce droit de veto au roi, dans les mains duquel il n’était qu’un vain mot : c’était à une magistrature puissante qu’il fallait le confier.

Toutes les raisons qui faisaient que le contrôle du corps judiciaire était utile sous la monarchie le rendent plus utile encore dans un régime où les assemblées gouvernent. L’ancienne magistrature luttait de son mieux contre les excès de pouvoir de la royauté absolue ; les excès de pouvoir ne sont pas moins à craindre de la part des assemblées, car la modération et la sagesse ne leur sont pas plus faciles qu’à un souverain. Elles sont volontiers autoritaires, et la liberté a pu regretter plus d’une fois depuis quatre-vingts ans de n’avoir pas un asile assuré contre elles. Plus les pouvoirs publics sont instables, plus l’action conservatrice de la magistrature est nécessaire. Il ne faut pas que les législations s’altèrent et se transforment suivant les caprices ou les intérêts d’un jour ; si le corps politique fait une loi qui soit en contradiction avec l’ensemble des lois existantes, il est bon que le corps judiciaire puisse opposer son veto. C’est ce qu’on voit aux États-Unis, et c’est peut-être aussi pour cette raison que la grande république peut se tenir debout au milieu des orages ; dans ce pays, tout peut être mis en question, et tout peut être ballotté et englouti, excepté la magistrature et le droit. Il y a une grande imprudence à remettre aux seules assemblées politiques le pouvoir de faire les lois : il ne faut pas confier à ce qui change presque chaque année ce qui ne doit se modifier que lentement. Une société qui est à la merci d’une assemblée politique est à la merci d’un parti ; il faut qu’elle ait au moins une institution de sauvegarde. Il se peut qu’un corps politique se laisse aller à de terribles audaces ; il y a des choses qu’il faut mettre hors de son atteinte. Tout est à prévoir, car tout est possible. Si le corps politique prétendait quelque jour supprimer la religion, ou s’il voulait au contraire imposer la foi, il serait bon alors qu’un autre corps aussi puissant que lui et aussi respecté vînt lui rappeler les droits de l’inviolable conscience et la liberté de l’esprit. S’il était tenté quelque jour de briser ou d’amoindrir le droit de propriété, il serait bon alors que le corps judiciaire pût dire comme nos anciens parlemens : « Nous n’enregistrerons pas la nouvelle loi, et nos libres tribunaux jugeront comme si elle n’existait pas. »


FUSTEL DE COULANGES.