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pour surveiller et amoindrir les parlemens, qui depuis cinquante ans étaient devenus les maîtres des provinces. Pendant la minorité de Louis XIV, le corps judiciaire essaya une révolution ; mais la force matérielle lui manquait : il ne pouvait la trouver qu’en recourant à la noblesse ou à la démagogie, c’est-à-dire aux deux partis qu’il détestait le plus. Il ne tarda point à se rallier à la royauté, et son effort de résistance fut bien vite suivi d’un dévoûment sans mesure. Il y avait dans le corps judiciaire cette singulière contradiction, qu’il ne pouvait ni s’accommoder de la monarchie absolue, ni se passer d’elle. Nous ne raconterons pas les grandes luttes qu’il soutint au XVIIIe siècle pour limiter le pouvoir royal et l’affermir en même temps. Quelques historiens attribuent ces efforts à un intérêt de caste ; ils ne voient pas assez que cette magistrature se souvenait qu’elle avait été en possession du droit d’intervenir dans les affaires publiques, et qu’il n’y avait qu’elle en France qui eût ce droit. La grande question qui se posait à la génération qui précédait 1789 fut celle-ci : la France serait-elle régie par une monarchie sans limite ou par une monarchie contrôlée par un corps judiciaire indépendant ? Mais en même temps d’autres idées germaient peu à peu dans les esprits, et il vint un jour où la royauté et l’opinion publique se trouvèrent d’accord pour repousser cette ingérence du corps judiciaire et se jeter ensemble dans une autre voie, qui était celle de la révolution.

Ce fut la révolution française qui renversa pour toujours cette magistrature. Non-seulement elle abolit l’hérédité des charges et tout ce qui faisait d’elle une corporation aristocratique ; elle lui enleva aussi le droit d’enregistrement, le droit de remontrances, le droit de contrôler les lois, en un mot tout ce qui faisait d’elle un corps mêlé à la politique générale du pays. Les gouvernemens libéraux ou républicains qui ont succédé à la monarchie absolue lui ont ressemblé en ce point, qu’ils n’ont pas voulu être gênés dans leur action par l’autorité indépendante du corps judiciaire. Il a été de règle désormais que la magistrature n’eût plus d’autre attribution que celle de juger les procès, et qu’elle ne fût armée d’aucun droit vis-à-vis du gouvernement.

Peut-être échappa-t-il aux hommes de 1789 que le corps judiciaire pût exercer une action utile sur la vie politique d’un pays. Ils ne pensèrent peut-être pas qu’une série de soubresauts et de révolutions allaient agiter la société française, et que la magistrature pouvait être une garantie de stabilité. Ils ne pensèrent pas que des dictatures de toute sorte allaient s’établir, et qu’une magistrature indépendante pouvait être la sauvegarde de la liberté. Ils ne pensèrent pas que des régimes fort divers allaient s’essayer en France, et qu’un corps judiciaire permanent et fortement constitué