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devaient trouver dans les profits de la justice le revenu des sommes qu’ils avaient avancées pour en devenir possesseurs.

Un autre fruit de l’hérédité des charges fut l’ignorance de la magistrature. Les examens, que l’on continua d’exiger pour l’admission de chaque nouveau magistrat, ne furent plus qu’une vaine formalité. Il ne pouvait jamais y avoir deux candidats pour une même place ; la cour était contrainte d’admettre le fils du magistrat défunt ou l’homme qui était présenté par la veuve. On peut juger par là comment furent composés les parlemens et à plus forte raison les tribunaux inférieurs. Il n’est pas dans la nature humaine de se livrer à d’austères études sans y avoir un intérêt puissant ; il arriva donc, comme le remarquait déjà Fontenay-Mareuil, que « les jeunes gens eurent moins de soins à estudier qu’ils n’avaient eu autrefois. » Si l’on veut admettre à la rigueur que l’esprit d’équité était héréditaire dans ces familles, la science n’est jamais héréditaire, et la pratique même n’y supplée pas. L’ignorance de la magistrature alla en grandissant de génération en génération. Cela est frappant, si l’on compare les jurisconsultes du XVIIIe siècle à ceux du XVIe et ceux-ci aux grands jurisconsultes du XIIIe et du XIVe. Plus ils approchent de notre époque, plus ils sont confus, obscurs, embarrassés ; ils se trompent, et parfois de la façon la plus grossière, sur le droit féodal ; ils se perdent dans le fief et dans le franc alleu ; ils font de tout cela un dédale où ils n’ont plus pour fil conducteur que quelques ordonnances royales qui sont quelquefois en parfaite contradiction avec le vieux droit qu’elles prétendent éclairer. De là venaient les perpétuelles hésitations des juges sur des textes qu’ils ne comprenaient plus, les arrêts donnés au hasard, les contradictions, les appels toujours renaissans, enfin tous ces défauts de la justice qui sont toujours en proportion inverse de la science et de la clairvoyance des juges. L’absolue ignorance de la magistrature, à de très rares exceptions près, était si évidente dès le XVIIe siècle, que l’on pouvait en parler même au théâtre comme d’une vérité reconnue par tous.

Malgré ces vices trop manifestes, la vénalité et l’hérédité des charges furent maintenues durant près de trois siècles. Cela tient peut-être à ce qu’elles épargnaient à la justice des vices et des abus encore plus crians. Qu’on en juge par quelques exemples : un jour, François Ier crée deux offices d’enquesteurs dans toutes les villes du royaume et se résout à ne pas les vendre ; « il les donne à MM. Bonnivet et de La Palisse, qui les vendirent plus de 80,000 livres[1]. » La vente régulière eût été sans doute un scandale moins grand. Plus

  1. Journal d’un bourgeois de Paris, édition L. Lalanne, p. 9,