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visiter, le ciel est gris, les campagnes sont mornes, rien ne compense la tristesse de cette monotonie.

La province de Philippopolis (pour les Turcs Filibé), où nous entrons maintenant, est enserrée entre deux chaînes colossales. Au nord, l’Hémus décrit un long arc de cercle où les sommets de 2,000 mètres ne sont pas rares ; au sud, le Rhodope, vaste entassement de montagnes, forme un massif de 20 à 30 lieues de profondeur. Les deux chaînes se rejoignent à l’ouest. À chaque pas, le paysage se diversifie ; souvent il atteint jusqu’au grandiose, sans parler des surprises que procurent les gorges escarpées, les grands bois de pins, les cimes couvertes de nuages, les torrens qui se perdent et reparaissent. La plaine même n’a pas la tristesse de la Roumélie orientale. La Maritza, jaune comme le flavus Tiberis, glisse à l’ombre des platanes et des saules, arrose de fraîches prairies ; la terre est moins inculte, l’abandon moins complet.

Cette province compte plus de 600,000 âmes ; une statistique qui, bien que faite par l’administration musulmane, doit peu s’éloigner de la vérité évalue ainsi la population mâle, la seule que l’autorité turque cherche parfois à connaître : 112,000 mahométans, 172,000 chrétiens orthodoxes, 571 Arméniens, 10,464 Tziganes ou Bohémiens, 1,415 Israélites. Ici la race bulgare l’emporte de beaucoup sur toutes les autres. Toutes les communautés grecques réunies ne dépassent pas le chiffre de 60,000 âmes ; ces Hellènes sont répartis entre le chef-lieu et quelques autres villes, dispersés ensuite par petits groupes, et alors tout à fait à l’état d’exilés temporaires dans les villages. Les musulmans des campagnes n’appartiennent pas à la race turque ; ce sont des chrétiens qui ont accepté l’islamisme lors de la conquête. Ils vont, il est vrai, à la mosquée, mais souvent dans les villages mixtes ils ont toutes les superstitions des orthodoxes, vénèrent les mêmes hagiasma (fontaines sacrées), croient aux mêmes talismans. La plupart d’entre eux parlent encore le bulgare ; ils reviendraient à leur foi première avec la facilité qu’ils ont mise à la quitter. Ils n’ont pas une intelligence bien nette des différences qui séparent le Coran et l’Évangile. Leur pauvreté les a préservés de la polygamie, l’abandon où les laissent les imans et les muftis, du fanatisme. La fraternité des religions les plus différentes n’est pas nouvelle dans ce pays. Quelques inscriptions chrétiennes du ive siècle montrent qu’à cette époque reculée des Thraces d’une même famille pratiquaient les uns le paganisme, les autres le culte nouveau, sans comprendre les vrais caractères de doctrines si opposées. Les mêmes faits à des dates éloignées s’expliquent par la même cause : l’indécision des esprits et des consciences.

De tous les peuples qui habitent la Turquie d’Europe, les