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Joseph leva le bras, mais ce bras ne voulait pas frapper parce qu’elle le regardait. Il lui dit en balbutiant de fermer les yeux, que ses yeux l’empêchaient de la tuer. Elle ne les ferma pas, elle détourna la tête, et la dernière chose qui lui apparut, ce fut sur la muraille d’en face un grand château d’Ornis très ressemblant, qui tournait et pirouettait comme une toupie. Puis elle poussa un faible cri ; Joseph l’avait frappée en plein cœur, et d’un tel coup que la mort fut instantanée et qu’il ne sortit pas une goutte de sang par la plaie. Elle s’affaissa ; il la retint dans ses bras, la regarda longtemps, s’assura qu’elle était morte. Alors il l’emporta et la déposa sur le lit, où il fut longtemps à l’arranger, réparant le désordre de ses cheveux, rajustant son fichu, déplissant sa robe. Par intervalles, il la baisait sur les deux pieds ; mais il ne pleurait pas, il n’avait plus une larme dans le corps.

Il passa le reste de la nuit à noircir du papier ; il avait toujours eu cette manie. Il écrivit une lettre de vingt pages à cet ouvrier avec lequel il était allé à Fossaz le jour du mariage de Marguerite. Fidèle à son serment, dans cette lettre incohérente et décousue, il ne parlait que de lui, tantôt pour se vanter de ce qu’il avait fait comme d’une belle action et d’une grande chose, tantôt pour s’accuser, pour se prodiguer les injures, pour se traiter de misérable et d’assassin ; son épître se terminait par une dissertation en forme sur la question sociale, où quelques éclairs de bon sens se noyaient dans des torrens de fumée. La dernière ligne était ainsi conçue : « ouvriers, quand viendra le jour où vous serez les maîtres de vos maîtres ? »

Sa bougie, qui tirait à sa fin, s’éteignit subitement. Il attendit l’aurore, il ne voulait pas mourir sans avoir revu son idole et sa victime. Dès qu’un jour grisâtre commença de se répandre dans la chambre, il s’approcha du lit et de celle qui avait été Marguerite. Il lui rouvrit les yeux et se demanda longtemps ce qu’il y avait au fond ; puis il colla sa bouche sur cette bouche froide qui ne parlait plus ; il s’efforçait d’en tirer un dernier souffle, comme s’il avait voulu lui faire dire une fois enfin qu’elle l’aimait. Le jour grandissait. Il entortilla sa main gauche dans les cheveux blonds qui lui avaient pris son cœur, et il se frappa trois grands coups dans la poitrine. Quand on entra dans la chambre, il respirait encore ; l’instant d’après il n’était plus.

L’oncle Benjamin arriva deux heures plus tard. En pénétrant dans cette chambre ensanglantée, il éprouva une surprise égale à son désespoir. M. d’Ornis l’avait devancé, et, penché sur les deux corps, il achevait de fouiller leurs vêtemens, dont il retournait les poches. Le hasard lui avait fait rencontrer, paraît-il, le cocher de fiacre qui avait conduit Marguerite. On a prétendu aussi qu’il l’avait