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d’allégresse, et que des Alpes au Jura son aventure ferait événement. Sa candeur en effet s’obstinait à croire qu’il avait entrepris une grande chose, qu’il venait d’ébaucher une révolution, et de donner le signal de la tardive revanche des opprimés.

Il se rendit à l’auberge du village, y prit une miche de pain frais, quelques tranches de viande froide, une galette, une bouteille de vin blanc, deux fourchettes, deux assiettes et un seul verre, serra le tout dans un panier, et, ce panier au bras, il se hâta de regagner les bords de l’Eyre et la solitude où il avait laissé Marguerite. Il la retrouva couchée sur l’herbe et endormie. Il s’assit auprès d’elle, respectant son sommeil. Par instans, il voyait remuer ses lèvres et ses doigts se crisper autour de la croix d’argent qui pendait sur son fichu rouge. Elle dormait et rêvait : il lui semblait qu’au moment de quitter Ornis, la mort, émue de pitié, l’avait prise sans secousse, sans douleur, emportée dans un monde où il n’y avait ni châteaux, ni greniers, ni orangeries, où l’on ne voyait point de Bertrand, point de comte d’Ornis, point de Joseph, dans un monde divin où l’on ne pensait à rien, où l’on pouvait dormir d’un plein somme, car c’était de cela qu’elle avait besoin, de ne plus entendre parler, de rafraîchir ses lassitudes, de noyer ses souvenirs et ses terreurs dans un oubli sans fond. Détachée de la terre, son âme se détendait, nageait au sein d’un immense repos, d’un silence infini, qu’interrompait la douceur d’une musique vague, pareille à la voix lointaine d’un orgue qui s’assoupit.

Joseph finit par s’impatienter et frappa ses mains l’une contre l’autre. Elle tressaillit, rouvrit les yeux et s’aperçut qu’elle n’avait pas quitté la terre, qu’elle était couchée au bord d’un ruisseau qui parlait, près d’un bois à qui le vent murmurait son nom, que décidément elle n’était pas morte, que le couteau l’attendait toujours. Elle se dressa brusquement sur son séant, agitée d’une sourde colère. Elle était donc jusqu’au bout à la merci de ses illusions ; comme la vie, la mort la trompait. Sa colère s’en prit à l’univers entier, et surtout à Joseph. Pourquoi l’avait-il réveillée ? que n’avait-il profité de son sommeil pour en finir ? Il fallait donc recommencer à vivre jusqu’au soir.

Elle ne répondit que par de secs monosyllabes aux questions qu’il lui adressait, ne toucha que du bout des lèvres à son dîner, et refusa de boire du vin, peut-être parce qu’il n’avait apporté qu’un verre. Sur la fin du repas, elle s’en fut se désaltérer au ruisseau, se faisant une coupe du creux de ses mains.

Joseph se méprit sur la cause de son irritation. Il s’imagina qu’à son réveil il lui était venu un regret de la vie, qu’elle avait senti chanceler sa résolution, qu’elle ne demandait qu’à se raviser, à se