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une autre observation. Il y avait au bout du parc un endroit d’où l’on apercevait le chalet de la comtesse douairière. Marguerite remarqua qu’il y avait dans ce chalet deux fenêtres dont les stores étaient presque toujours baissés et les persiennes hermétiquement closes. Quelqu’un se cachait-il derrière ces stores et ces persiennes ? Quelle ne fut pas son émotion quand au milieu d’une de ses nuits d’insomnie, ayant entendu un bruit de pas dans le potager et entr’ouvert doucement son volet, elle crut voir se glisser le long de l’orangerie un homme qui avait la taille et la tournure de M. d’Ornis ! La veille, Joseph lui avait écrit qu’il s’échappait souvent d’Arnay après son souper, et s’en allait rôder pendant une partie de la nuit sous les murs du château. À la seule supposition que ces deux rôdeurs vinssent à se rencontrer, Marguerite sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle appréhendait tour à tour que l’un ne tuât l’autre d’un coup de pistolet ou de poignard, ou, s’il le manquait, que l’autre, délié de sa parole, ne mît sans retard à exécution ses redoutables menaces. Ces deux alternatives lui faisaient également horreur ; la seconde, lui paraissant plus vraisemblable, l’effrayait davantage. Le mot de son mari : « s’il m’arrive malheur, madame, c’est vous qui m’aurez tué, » s’était gravé dans son oreille ; elle se le répétait vingt fois le jour et la nuit.

De ce moment, elle n’eut plus une heure de repos. Par instans, il lui prenait des frissons de fièvre qui la faisaient trembler comme la feuille. Bientôt elle sentit remuer dans les profondeurs et dans les confusions de son âme une pensée vague, obscure, quelque chose de trouble et d’informe, qui peu à peu se leva et prit figure. Cette pensée ou cette figure lui apparaissait comme une énormité, comme une chimère, comme une chauve-souris monstrueuse. Son cœur désavouait cet enfantement, se récriait, réclamait, et finit par se taire. Dans certaines situations, l’âme s’apprivoise bien vite avec les monstres.


XIX.

Quelques jours plus tard, Marguerite reçut de Joseph un pli cacheté qu’elle tourna et retourna entre ses doigts avant d’oser l’ouvrir ; un pressentiment l’avertissait que sa destinée était enfermée dans ce pli. Elle l’ouvrit enfin, elle lut. La missive était courte, elle ne contenait que ces mots : « Je suis au bout de mes forces et de ma raison, j’ai résolu d’en finir avec la vie. Rien ne me retient plus dans ce monde ; ma mère est morte il y a deux semaines, j’en ai reçu la nouvelle ce matin ; mais je n’entends pas mourir sans m’être vengé, ou plutôt sans