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s'inquiéter. — C'est donc bien difficile à dire ? lui demanda-t-elle.

Il releva la tète, — Vous m’avez promis, s’écria-t-il, que, quoi que je pusse vous dire, vous m’écouteriez sans colère.

— Je tiendrai ma promesse, lui répondit-elle. Comment pourrais-je me fâcher contre vous ? Cependant, si vous pensez… Oui, peut-être ferez-vous mieux de vous taire…

Il se leva, fit un mouvement pour sortir ; puis, retombant sur sa chaise : — Mon secret, le voici ! dit-il d’une voix frémissante. Je n’ai jamais eu d’amitié pour vous… J’ai la folie de vous aimer, je vous aime à la folie.

Marguerite se prit la tête dans ses deux mains, et ce fut à son tour de pâlir. — Quel malheur ! murmura-t-elle. — Ils demeurèrent quelques instans immobiles ; ils n’osaient pas se regarder. Elle répétait : Quel malheur !… Il rouvrit enfin les yeux ; ce qu’il vit lui rendit le courage. Les lèvres tremblantes de Marguerite n’exprimaient ni colère, ni mépris ; son attitude, sa figure, annonçaient seulement la confusion, le désordre d’une âme surprise par un événement imprévu. Ce visiteur qu’on n’attendait point entre brusquement, et rien n’est prêt pour le recevoir. Qu’en fera-t-on ? où va-t-on le loger ? On court, on s’agite, on s’effare, et les ordres se croisent avec les contre-ordres.

Joseph ne laissa pas à Marguerite le temps de se remettre de son effarement. D’une voix haletante, il lui conta toute son histoire, les commencemens de son amour, comment lui était venue cette maladie, tout ce qu’il avait souffert, tout ce qu’il avait rêvé, ses illusions, ses vaines espérances, ce champ labouré qu’il avait traversé en la tenant dans ses bras, cette babouche qu’il avait enfermée dans une armoire, les soirées qu’il passait étendu sur le plancher à causer avec des chimères, ce qu’il avait ressenti en apprenant qu’un autre homme se permettait de l’aimer et que sa beauté allait devenir la proie de ce voleur, ses fureurs, ses désespoirs, la bague brisée, les diamans jetés dans un ruisseau… Elle aurait voulu ne pas l’écouter, et cependant elle l’écoutait. C’était la première fois qu’elle entendait la musique de l’amour, et quand ce musicien ambulant chante aux portes, empêchez, si vous le pouvez, un jeune cœur qui ne l’a jamais entendu de se pencher à la fenêtre. Marguerite ne savait où elle en était. — Je l’écoute sans l’interrompre, se disait-elle. Que se passe-t-il en moi ?… Et il lui semblait qu’il y avait en elle un bizarre accouplement, quelque chose de très vieux et quelque chose de très jeune, deux âmes, dont l’une avait vécu des siècles en quelques mois, dont l’autre ne faisait que de naître. Sa vieille âme avait été martelée, bossuée par le malheur, qui avait frappé sur elle nuit et jour, sans relâche, comme un forgeron sur