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Il courut à la croisée qui donnait sur le potager, l’ouvrit, souleva la persienne, regarda, écouta. Il n’aperçut qu’un ciel nuageux et sombre, il n’entendit que le gémissement d’un vent chaud qui soufflait par bouffées et fondait la neige. Il laissa retomber la persienne, ne referma qu’à moitié la fenêtre ; il était bien aise de faire entrer un peu d’air dans la chambre, il étouffait. Se rapprochant de sa femme : — C’est à votre tour de vous expliquer, lui dit-il. Je me flattais qu’un seul homme possédait mon secret. Celui-là est intéressé à le garder ; il s’est fait un revenu de sa discrétion. Est-ce lui ou un autre qui vous a parlé ?

Il attendait sa réponse dans une angoisse inexprimable. 11 poussa un soupir de soulagement quand elle lui dit : — Rassurez-vous, c’est lui-même.

— Il est venu ici ? Vous l’avez vu ?

— Vous aviez refusé de m’apprendre qui vous étiez ; j’étais résolue à le savoir.

— Convenez, madame, s’écria-t-il, que je vous avais bien jugée.

— Ah ! remerciez-moi, répliqua-t-elle. J’ai une bonne nouvelle à vous donner. Certain papier que ce drôle tient de vous est à vendre. Vous avez ma dot ; si elle ne suffit pas, vous vous adresserez à mon père. Vous connaissez aujourd’hui Mon-Plaisir et ses habitans ; ils sont à votre dévotion. Ah ! monsieur, convenez à votre tour que c’est une heureuse chance pour un homme tel que vous d’avoir épousé la fille d’un petit bourgeois !

À ces mots, elle se remit à pleurer ; son rôle était au-dessus de ses forces. Il ne s’aperçut pas qu’elle pleurait. Il ne l’avait pas écoutée jusqu’au bout ; il savait seulement que certain papier serait bientôt à lui, qu’il le brûlerait, qu’il en jetterait au vent la cendre, où le vent lui-même ne pourrait plus lire son nom, et le passé serait mort, il pourrait tuer ses souvenirs, recommencer à vivre. Tout à coup son visage s’assombrit, et fronçant le sourcil : — Vous m’en imposez, madame. M. Bertrand est défiant. Vous lui avez tendu un piège, vous l’avez circonvenu, et l’agent fidèle qui vous a servi dans cette affaire est sans doute cet ouvrier… Vive Dieu ! madame, possède-t-il aussi mes secrets, celui-là ?

— Il ne sait, s’empressa-t-elle de lui répondre, que ce que j’ai pu lui dire, quand moi-même je ne savais rien encore. Aurais-je parlé, si j’avais pu deviner combien vos secrets sont terribles ?

— Si jamais il m’arrive malheur, madame, s’écria-t-il avec violence, c’est vous qui m’aurez tué !

Elle joignit les mains : — Je vous réponds de ce jeune homme ; je suis sûre de lui.