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— Monsieur Mirion, s’écria le comte d’Ornis avec hauteur, cette maison aurait-elle changé de maître ?

M. Mirion bondit comme si son gendre l’avait cinglé d’un coup de fouet ; tenant à son frère un langage inaccoutumé : — C’en est trop, Benjamin, lui cria-t-il. Qui te demandait ton avis ? Nous avons supporté trop longtemps tes incartades. Tais-toi, ou sors d’ici.

— Voilà un mot que je ne me ferai pas dire deux fois, répliqua l’oncle Benjamin. Je sors pour ne plus revenir. — Et il s’élança vers la porte, qu’il referma violemment derrière lui.

Marguerite était restée à genoux. Elle promena une fois encore son regard effaré autour d’elle, et se sentit seule et abandonnée. Il n’y avait là que des yeux qui ne la croyaient pas, des cœurs sourds qui refusaient de l’entendre, des âmes murées où son malheur, qui mendiait aux portes, ne pouvait entrer. Alors il lui vint une tentation, celle de prendre sa revanche et de dire enfin tout ce qu’elle savait. Une lutte terrible s’engagea en elle. Son secret montait en bouillonnant de son âme à ses lèvres ; elle était sur le point de s’écrier : — Cet homme qui m’accuse est un meurtrier, et il a souffert qu’un innocent portât la peine de son crime ! — Mais au moment où le mot fatal allait lui échapper, elle faisait un effort désespéré, et il trouvait devant lui comme une muraille de silence qu’il ne pouvait forcer. Ses lèvres se tordaient, une sueur froide mouillait ses tempes. Trois fois sa bouche s’ouvrit toute grande, et l’on put croire qu’elle allait parler ; trois fois elle refoula son secret, qui retombait lourdement sur son cœur. Et tout à coup, par une victoire héroïque de sa volonté, se dressant sur ses pieds, l’œil en feu, passant sa main fiévreuse sur ses joues brûlantes, éperdue, hérissée comme une lionne qui a livré son dernier combat et qui se sent mourir, elle s’approcha en chancelant du comte d’Ornis et lui cria d’une voix rauque ces mots que personne, excepté lui, ne comprit : — Monsieur, emmenez-moi bien vite d’ici, car il y va de votre vie !

Quelques instans après elle était en voiture. M. et Mme Mirion se tenaient debout aux deux portières, et par un brusque retour accablaient leur fille de leurs caresses et des effusions de leur reconnaissance. Elle n’avait pas l’air de les voir, de les entendre. Une seule chose l’occupait : blottie dans l’un des coins de la voiture, elle veillait à ce que sa robe n’effleurât pas le genou de M. d’Ornis, qui venait de s’asseoir à sa droite. Le cocher toucha. Alors elle avança la tête, contempla une dernière fois les murs et les toits de cette maison qui avait juré de la défendre et qui lui avait manqué de parole. Ce regard ressemblait à un suprême adieu ; puis elle ferma les yeux, et, la tête basse, s’enfonça dans sa destinée.

Il fallut bien du temps à cette maison, qui n’avait pas su