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Puis se tournant vers Marguerite : — Je ne suis pas un mari commode, madame. Je tiens à garder mon bien, et je suis jaloux… si jaloux que j’ai mis mon orgueil sous mes pieds pour venir vous disputer ici à mon heureux rival… Quel rival ! il est de ceux qu’on ne tue pas, mais qu’on bâtonne.

Marguerite ne put répondre un mot. Elle n’en croyait pas ses oreilles ; tant d’audace la faisait tomber en confusion. Le remords et l’innocence ont quelquefois la même manière de joindre les mains et de baisser les yeux. M. Mirion observait sa fille avec attention ; son silence et son embarras l’épouvantèrent. Il se prit la tête d’un air d’accablement. Ce secret qui étouffait Marguerite, c’était donc cela ! Et tantôt ne lui avait-elle pas demandé la grâce de Joseph Noirel en lui disant : Il faut vous rapatrier avec Joseph ; je m’y emploierais volontiers ! Il poussa un profond gémissement et se laissa tomber dans un fauteuil. — Parlez, madame, reprit M. d’Ornis, qui désormais se sentait maître de la situation. Que signifie ce visage interdit ? En coûte-t-il aux femmes de mentir ? Niez hardiment que ce jeune homme que je ne nommerai plus, — c’est assez d’une fois, — ait résolu de quitter cette maison au lendemain de votre mariage, parce qu’il ne pouvait plus s’y souffrir, vous absente. Niez que quelques semaines plus tard vous ayez eu avec lui une conférence secrète et que depuis lors il ait entretenu avec vous une correspondance amoureuse. Niez qu’il soit venu rôder autour d’Ornis dans l’espérance de vous revoir, que je vous aie surpris un jour, vous et lui, causant tête à tête, les pieds dans la neige, et n’ayant vraiment pas l’air de sentir le froid, si vif était le charme de cette conversation, que j’ai eu le malheur de déranger. Niez qu’il soit revenu avant-hier à Ornis, qu’il ait joué une comédie dans le préau pour arriver jusqu’à vous… Ma mère se serait-elle méprise ? Elle déclare l’avoir vu de ses yeux, l’avoir entendu vous parler à l’oreille, et, par une bizarre coïncidence, le même soir la comtesse d’Ornis s’évadait d’un château qu’elle avait pris en dégoût parce que ses mouvemens y étaient trop gênés, ses rendez-vous trop surveillés, et qu’elle s’était promis de venir goûter ici la plus chère des libertés, la liberté du cœur… Niez tout, vous dis-je, madame, que vous soyez ici, que vous m’ayez forcé de courir après vous pour sauver votre honneur et le mien, que ce soit vous, que ce soit moi, et qu’en ce moment je vous fasse peur !

À ces mots, comme par l’effet d’un désenchantement, Marguerite retrouva sa voix. Elle s’avança vers M. d’Ornis et lui dit : — Ah ! monsieur, je me flattais de vous connaître, et vous trouvez moyen de m’étonner.

— Marguerite, lui cria sa mère, je le savais bien, il n’y a dans