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malle et sans valise. Elle le rejoignit dans son magasin, à la porte duquel la voiture devait venir les prendre. Elle éprouva la plus vive émotion en revoyant ce magasin, qui lui rappelait les plus belles heures de son enfance. En ce temps-là, on n’avait pas encore acheté Mon-Plaisir ; on logeait dans un quatrième un peu sombre, et le plus cher amusement de Margot était de descendre en tapinois dans l’atelier, de se tenir plantée devant un établi, de regarder courir le rabot, d’écouter le grincement de la scie qui mordait le bois à belles dents, de recueillir dans ses petites mains roses, qu’elle joignait en forme de coupe, la sciure qui pleuvait et qui les chatouillait en tombant, et de toucher à tout, de tout manier, de tout piétiner, de se rouler dans les copeaux, de passer ses doigts sur les colonnes torses des vieux bahuts, ou de contempler dans de vieilles planches de chêne des nœuds luisans qui ressemblaient à des visages et qui lui racontaient des histoires. Oh ! le beau temps, et quelles belles parties de cligne-musette elle avait jouées à la nuit tombante dans ce magasin tout de guingois, plein d’encoignures et de cachettes ! Il n’y avait pas un seul de ces recoins qui n’eût entendu son cri ou son rire, ils se souvenaient tous de ses chansons et en ce moment ils les redisaient tout bas à cette pauvre Margot qui ne savait plus chanter. Hélas ! c’était là aussi que lui était apparu pour la première fois le sombre inconnu qui était devenu son maître. Embusqué derrière un meuble, il avait tout à coup émergé à la lumière et attaché sur sa beauté des regards et des désirs ardens à la proie. Elle n’avait pas su se défendre, elle s’était abandonnée aux hasards ou aux tyrannies de sa destinée comme l’hirondelle au vent qui l’emporte. Maintenant elle le connaissait, cet inconnu ; elle avait réussi à lire dans ses yeux, où il faisait nuit, et elle avait vu se raviver sur ses mains une tache de sang qui résistait à tous les lavages.

Traversant rapidement le magasin, elle s’en fut chercher son père dans son cabinet, près duquel se trouvait un établi où il travaillait quelquefois encore. Elle profita d’un moment où il lui tournait le dos pour se baisser jusqu’à terre, pour promener ses doigts sur le plancher et les barbouiller de poussière ; puis, passant en revue les grandes et les petites scies, les varlopes, les riflards, les gouges et les feuillerets, elle les porta impétueusement l’un après l’autre à ses lèvres. — Qu’est-ce donc que cette cérémonie ? lui demanda son père, qui se retourna comme elle honorait de ses caresses un grand ciseau à chantourner. Prends-y garde ; parmi ces outils, il en est qui ont servi à ce malheureux Joseph.

— Il fallait m’avertir plus tôt, répondit-elle en rougissant un peu.

La calèche qui ramenait le père et la fille à Mon-Plaisir entra au