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d’élaborer une nouvelle loi sur l’instruction publique. Cette entreprise a fait éclore bien des projets, et l’auteur d’un de ces projets n’a pas craint de proposer qu’à l’avenir tous les professeurs de collège fussent pris parmi les régens primaires, les professeurs de faculté parmi les professeurs de collège. Avant d’enseigner le calcul différentiel ou les littératures comparées, il faudra désormais avoir commencé par montrer aux petits enfans leur croix de par Dieu ; voilà pour le nivellement. D’autre part, il importe que les professeurs ne soient pas assurés de leur lendemain, on stipulera qu’ils sont rééligibles à de très courtes échéances ; dissolution fréquente du corps enseignant, la liberté n’est garantie qu’à ce prix. Et encore les dissolutions fréquentes ne suffisent-elles plus à nos radicaux avancés ! Vous savez ce qu’on entend chez nous par ce fameux référendum, qui a été adopté dans plusieurs de nos cantons. Comme il se peut faire que le corps législatif qui a été élu hier n’exprime plus aujourd’hui la mobile volonté des électeurs, on ne saurait se dispenser de soumettre à la ratification du peuple toutes les lois votées par ses mandataires ; le peuple seul sait au juste ce qu’il pense et ce qu’il veut. Un corps électoral en permanence qui, jugeant le matin, se déjuge le soir, voilà la vraie démocratie. Il faut changer le Pater, monsieur, et y insérer cet article : Seigneur Dieu, accordez-nous notre bulletin de vote quotidien !

Ce que je redoute par-dessus tout pour mon pays, disait récemment un homme d’état italien, c’est la politique de cabaret. Il avait raison ; les cabarets ont leur utilité, mais on y fait de méchante politique. De toutes les illusions les plus dangereuses sont celles qui habitent le fond des pots et qui s’introduisent dans les cerveaux cornus avec les acres fumées d’un vin bleu ou les subtiles vapeurs de la liqueur verte. Quand le soir, les volets clos, les coudes sur la table, le broc en main, on se met à raisonner et à déraisonner, l’imagination s’échauffe agréablement, tout paraît possible et facile. C’est dans l’épais brouillard et la charmante moiteur de la salle à boire qu’on se plaît à reconstruire pièce à pièce les sociétés et les gouvernemens, à bâtir au coude levé des constitutions qui sont des machines si bien montées qu’on peut se passer du mécanicien pour les faire marcher ; le premier sot venu est plus que suffisant. On prétend que nous sommes dans le siècle des grandes machines et des petits hommes ; grand bien nous fasse ! Dans ces constitutions parfaites que fabriquent chaque nuit les cabarets, l’ignorant vaut le savant, l’homme de peine l’homme de loisir ; je me trompe, la supériorité d’esprit y est tenue pour suspecte ; n’est-elle pas le privilège par excellence, lequel tend toujours à ramener les autres à sa suite ? L’essentiel est que la machine sifflante, nivelante et dissolvante, dont le suffrage universel est le moteur, ramène sans cesse en haut ce qui était en bas, de telle sorte que les places soient successivement occupées par tous et que personne ne soit assuré de garder la sienne plus d’une