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place à distribuer ; mais le budget de l’Inde anglaise en a beaucoup. Ces dernières étaient données, avant une réforme de date récente, non au concours ni par examen, mais par patronage, au choix des directeurs de la compagnie des Indes. Ce singulier mode de recrutement, qui répugne à nos idées françaises, a fourni cependant des administrateurs habiles, qui ont créé la fortune de leur pays en Asie. Les jeunes gens incapables de réussir dans un concours auraient tort d’en tirer un argument en leur faveur. Ce n’est pas en effet par quelques brillantes individualités, c’est par l’ensemble qu’il faut apprécier un système d’administration.

Revenons à la France. Que devient la jeune recrue, le surnuméraire, une fois saisi par les rouages de la hiérarchie ? Il serait long et surtout monotone de le suivre au milieu de chacune de ces carrières, toutes semblables au fond malgré leur diversité apparente. Il appartient à son administration, qui se croit en droit de lui demander compte de tous ses instans, de toutes ses pensées. Il lui appartient plus qu’à sa famille, qu’il doit quitter, plus qu’à son pays natal, d’où il est le plus souvent exclu à jamais. Il existe en effet des règlement cruels qui interdisent à certaines catégories de fonctionnaires d’être placés dans la ville où ils sont nés, dans le département où ils ont leurs plus chers intérêts. Ressemblance curieuse, pareille défense existe en Chine : un mandarin ne peut exercer de fonctions dans sa province. En France, nous avons vu pis encore : il s’est trouvé des chefs d’administration qui disaient crûment : « Nous voulons des employés sans patrie, sans famille, sans fortune, afin de les avoir complètement dans la main. » On ne voit pas trop quelle différence alors il y a entre cette position et un véritable esclavage. Ceci n’est qu’une exception assez rare, je me hâte de le dire. D’habitude les rigueurs de la règle administrative sont tempérées par la bienveillance de l’homme qui est chargé de l’appliquer. Toutefois il est avéré que, dans toutes les administrations, l’avancement et le changement de résidence, qui sont les deux modes de récompenser ou de punir, sont livrés à l’arbitraire d’un directeur général dont personne ne contrôle les actes. Le pouvoir du chef y est absolu, sans appel ni restriction. Ce fut un mal limité et peut-être irrémédiable tant que les administrations publiques n’eurent qu’un personnel restreint, et conservèrent les traditions d’un régime stable et paternel. C’est intolérable depuis que la plus modeste d’entre elles compte ses employés par centaines et par milliers. En ce qui concerne les changemens de résidence par exemple, quiconque n’aura pas vu les abus des vingt dernières années n’y voudra pas croire. Il n’est point rare de rencontrer des fonctionnaires qui en vingt ans ont changé dix fois de résidence et