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En 1858, un grand clipper américain, chargé de coulies à destination de La Havane, arrivait en rade de Manille. Le capitaine, quelques jours après son départ de Chine, s’était aperçu que l’eau qu’il avait embarquée serait insuffisante, et il avait fait relâche pour se procurer un supplément de quelques tonneaux. En voyant jeter l’ancre, les Chinois, auxquels on dit toujours que la traversée est courte, se crurent rendus au terme de leur voyage ; les senteurs parfumées de terre arrivaient jusqu’à eux, les enivraient, et ce fut avec une angoisse indéfinissable qu’ils virent descendre sans eux le capitaine sur le quai. Après quelques heures d’attente, ils entourèrent le second et lui déclarèrent qu’ils allaient le jeter à l’eau, si on ne les débarquait pas tout de suite. L’équipage, averti, s’arma, dégagea le second, fit feu sur les mutins, les refoula à coups de sabre dans l’entre-pont, et ferma les écoutilles, qu’il fit clouer ainsi que les sabords. Le thermomètre marquait en ce moment à l’ombre, dans les rues de Manille, 40 degrés centigrades. Les Chinois, dont les voix arrivaient à peine sur le pont, disaient sans doute qu’ils étouffaient… On se garda bien d’aller y voir, et bientôt un silence lugubre, troublé à de rares intervalles par un cri déchirant, s’étendit sur le bateau. Par malheur, le capitaine passa toute la journée et la nuit à terre ; invité chez un riche Espagnol du pays, il s’y amusait à voir danser, en leur costume léger, les belles créoles nonchalantes de Manille. Le lendemain matin, à peine eut-il mis le pied sur le pont de son navire, qu’il s’effraya du silence qui y régnait. — Ils boudent, vos Chinois, ou bien ils dorment, lui dit le second tranquillement ; hier, ils ont voulu sauter à terre, se croyant arrivés ; je les ai refoulés dans la cale, où ils sont bien sages à présent. All is right. — Le capitaine, plus expérimenté, comprit tout. Il se jette à coups de hache sur les cloisons, les brise tout en criant à ses hommes de l’imiter. Quand l’air pénétra dans les flancs du clipper et en chassa les buées suffocantes, il était trop tard depuis longtemps. Ils trouvèrent les 300 Chinois asphyxiés, et celui qui écrit ces lignes les a vus, avec toute la population indignée de Manille, déposés sur la plage de Cavite au moment où une fosse commune, remplie de chaux, allait les réunir tous. Le second, après quatre mois de prison préventive, fut, ainsi qu’une partie de l’équipage, condamné à un mois de réclusion. Le capitaine repartit quelques jours après avec son navire pour Canton, afin d’y renouveler son infâme chargement.