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certain de l’avoir laissé sans vie. Je devinai sans peine qu’ils n’avaient pas osé entrer sans moi dans le repaire, et, les traitant rudement de poltrons, je leur donnai rendez-vous pour le lendemain afin de les y conduire. Les Arabes de l’Algérie considèrent les tueurs de lions comme des dieux ou des sorciers ; mais les Malais n’ont pas cette naïveté. En réponse à mes reproches, ils me dirent que, si je voulais leur confier mon fusil et leur laisser endosser mon costume, ils iraient bien en expédition sans mon concours. Que pourraient-ils faire en effet avec leurs crishs et leurs poitrines nues contre un animal aussi hardi que le tigre ! La seule vue de leur peau luisante et très haute en parfum indien doit le mettre tout de suite en appétit ; sous mon déguisement fantasque, ces féroces animaux ne perçoivent peut-être qu’une odeur européenne qui ne fait que les étonner. Nous avons, croyez-le bien, notre fumet particulier, sui generis, et il est certain que l’Européen ne s’en débarrasse jamais totalement. Voyez donc les buffles de tout cet archipel, ceux qui vivent dans l’intérieur, et surtout ceux qui vivent encore à l’état sauvage : des Malais passeront cent fois sous leur vent, et ils ne se dérangeront jamais, soit de leur sieste, soit de leur promenade ; mais, si un Européen, même en se déguisant sous le sarrau malais, passe à 1,000 mètres d’eux, vous les verrez immédiatement se mettre en fureur, — les yeux et les oreilles injectés de sang, se jeter sur lui pour le fouler aux pieds ou le faire danser aux pointes de leurs cornes gigantesques. Sans vergogne, lorsque je me vois poursuivi par des buffles sauvages, je grimpe sur un arbre, et les laisse passer ; je puis les abattre certes aussi aisément que je démonterais un tigre, mais il me répugne de tuer ces animaux, très utiles à l’agriculture et très doux, aux petits enfans, qui jouent sans cesse dans leurs jambes sans aucun accident. Une petite fille de cinq ans conduira despotiquement à l’abreuvoir et au pâturage deux cents de ces bêtes horribles de pesanteur et de forme, et je défie dix Malais d’en venir à bout.

Je vous demande bien pardon de ces digressions, continua le narrateur, et je me hâte d’arriver à ma troisième et dernière capture. Donc, le lendemain matin, au lever du soleil, nous partîmes trente, environ, sans bruit, sans éclat, sans démonstration d’aucune sorte, ce qui est d’ailleurs dans le goût de cette race malaise, plus sérieuse qu’expansive. Je retrouvai bien vite le jungle épais où j’avais pénétré la veille, et j’en indiquai l’entrée a mes hommes. Tout à coup il me sembla voir, à l’endroit où mes genoux avaient aplani et lissé le sol humide, des empreintes que je n’avais certainement pas vues la veille. — Attention ! criai-je aussitôt à mon monde en l’arrêtant, le repaire me semble encore habité : il y a