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connaissance des localités ; je fus bientôt convaincu que le tigre devait se trouver au centre d’un ravin figurant un entonnoir renversé qui, rempli de joncs et de broussailles, s’ouvrait sur une vaste rizière où journellement travaillaient de nombreux Asiatiques. Je renvoyai mon escorte, ne voulant exposer personne ; une longue expérience m’avait d’ailleurs appris que dans ces sortes d’aventures agir seul est le parti sage. Il était midi environ, et après deux heures de recherches prudentes j’avais déjà découvert, au bout de l’entonnoir, la petite éclaircie par laquelle l’animal devait avoir l’habitude d’entrer ou de sortir de son repaire. J’armai les deux coups de mon fusil et j’allais me glisser dans l’intérieur du jungle, quand je le vis à dix pas devant moi ; il cheminait dans ma direction, lentement, très cauteleux et inquiet, mais, heureusement pour votre serviteur, recevant en plein sur ses yeux éblouis un vif rayon de soleil. J’ajustai et fis feu sans perdre une seconde, et je courus sur lui, le revolver à la main ; j’étais cependant bien convaincu que je devais l’avoir foudroyé d’une balle conique tirée en plein museau. Je ne m’étais pas trompé ; il était mort, et je n’eus même pas l’ennui de l’achever.

Le surlendemain, j’allais me remettre en route, lorsqu’un autre chef indigène me fit dire qu’un de ses Malais avait été enlevé et dévoré par un de ces monstres au moment où l’infortuné, poursuivi par un crocodile, venait de passer à gué une rivière bordée de ronces et de hauts manguiers. Je me fis conduire aussitôt au lieu indiqué, et je découvris sans peine, dans un jungle voisin, l’entrée d’un repaire où, selon toute probabilité, digérait encore le fauve. Je dois vous dire, — car c’est peut-être là le grand secret de mon audace, jusqu’à ce jour impunie, — que je ne chasse pas avec les vêtemens de ville. que vous voyez sur moi en ce moment : je ne suis pas si simple. J’ai un costume tout en peau de tigre, dans lequel je me mets comme dans un sac aussitôt que j’entre en chasse. En outre ces longs cheveux roux et déjà blancs, hélas ! que vous voyez flotter sur mes épaules, je les rabats sur ma figure de manière à ne laisser rien voir de mon épiderme ; seuls mes yeux restent autant que possible à découvert, afin de surprendre dans les claires prunelles du carnassier le moment très précis où il va se jeter sur moi. Sans bruit, j’avais donc, selon ma coutume pour me mettre en chasse, attendu midi, heure à laquelle tout être vivant s’endort sous nos latitudes brûlantes. Il avait plu beaucoup dans la nuit, et, comme l’entrée du jungle était fort étroite, je dus me traîner dans la fange fort avant sur mes genoux. Je rampai pendant dix mortelles minutes, suffoquant, car il fallait contenir le bruit de ma respiration, devenue par l’effet de la fatigue bruyante et entrecoupée, irrité au