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dans des constructions séparées à une centaine de mètres du logis principal.

C’est dans de pareils palais qu’il faut être admis pour avoir une idée du confortable dans lequel vivent les Anglais durant leur séjour aux Indes orientales. Tout ce qui a pu être imaginé pour rendre la chaleur supportable et atténuer par un grand bien-être matériel l’éloignement douloureux de la patrie, vous le trouvez ici. D’abord voici la salle de bain, où coule sans cesse une eau fraîche et cristalline : tantôt elle tombe en pluie sur votre tête brûlante, tantôt elle jaillit en cascade et frappe à vous renverser ; partout des canapés en rotin, des causeuses, des fauteuils à bascules, dits rocking-chairs, sans oublier de frais tabourets en porcelaine verte de Chine. Dans presque tous les appartemens, mais principalement dans les chambres à coucher, on voit suspendu au plafond un panneau de toile blanche : c’est une sorte d’éventail gigantesque appelé panca ; il est mis en mouvement sur vos têtes par un domestique invisible, spécialement chargé d’entretenir ainsi toute la journée la fraîcheur autour de vous, et qui ne prend du repos que fort tard dans la nuit lorsque le maître est endormi. Voilà, dans les cours, des breaks, des calèches, des chevaux de trait et de selle, enfin une nuée de domestiques proprement vêtus de blanc. Smith en compte dix-huit à son service ; on y trouve depuis le savant cuisinier chinois jusqu’au petit Malabar indolent, chargé de vous suivre partout, même en voiture pour vous tendre une baguette enflammée qui rallume le cigare que votre nonchalance laisse à tout instant éteindre. Par contre, l’étude, les arts, une lecture sérieuse, sont complètement délaissés : la chaleur ne permet aucun travail suivi ; d’ailleurs on vient ici pour faire fortune, et les chefs de maison perdraient bien vite leur crédit, si on ne les savait exclusivement occupés des grands intérêts commerciaux qui leur sont confiés. L’ignorance, en dehors de tout ce qui est production du pays, est donc à peu près générale dans ces contrées ; la chaleur paralyse singulièrement la mémoire, et tout Européen, après dix ans d’absence, est obligé, lorsqu’il revient en Europe, de refaire en quelque sorte son éducation. Aussitôt après notre dîner, Smith, m’ayant fait endosser un ample costume en soie écrue de Chine, me proposa d’aller à 2 milles de son habitation passer la soirée chez quelques amis. Cinq domestiques porteurs de torches et de gongs nous escortèrent ; l’éclat des lumières et les vibrations stridentes du cuivre servent à éloigner les tigres dont l’île est infestée. Nous fûmes accueillis par nos hôtes avec acclamation, car ces promenades nocturnes ne sont pas exemptes de danger. Cependant le silence succéda bientôt à cet accueil bruyant, et chacun de nous tomba dans