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du Sud, l’immense forêt du Brésil, qui s’étend au centre du continent, depuis les Amazones jusqu’au Paraguay, ne donne absolument aucun bois à l’étranger ; les villes brésiliennes du rivage de l’Atlantique n’en tirent même aucun produit. Le climat de cette région tropicale et la situation continentale de la forêt la rendent inaccessible au commerce. D’ailleurs dans ces forêts des tropiques les bonnes essences sont rares et le plus souvent disséminées au milieu de bois sans aucune utilité technique. D’autre part, l’étendue et la richesse de cette masse de forêts diminuent rapidement, et même sans que les bois en soient utilisés. La province de Minas-Geraës, dans le bassin du San-Francisco, est aujourd’hui complètement déboisée, à tel point que l’exploitation des mines de fer y a cessé faute de bois. Plus loin dans l’intérieur, les planteurs de café ont pris l’habitude d’incendier des surfaces considérables qu’ils cultivent pendant quelques années jusqu’à épuisement de la fertilité donnée au sol par la forêt ; alors ils abandonnent la plantation, et s’enfoncent plus avant en appliquant le même procédé. Aussi le Matto-Grosso (la grande forêt) semble-t-il destiné à disparaître sans même que ses bois aient figuré sur le marché du monde.

La diminution générale des bois d’œuvre a été constatée d’ailleurs par une voix des plus autorisées. « Il est incontestable, disait M. Thiers à la tribune française le 22 janvier 1870, il est incontestable que les bois de construction disparaissent partout en France comme ailleurs. C’est ce qui justifie parfaitement M. le ministre de l’intérieur, qui s’est opposé à une époque antérieure à l’aliénation des forêts. » Il n’y a donc pas à se le dissimuler ; à quelque point de vue qu’on envisage les faits, on arrive à la même conclusion : c’est la disette qui nous menace, ou du moins que nous léguerons à nos enfans. En Europe, le XIXe siècle aura suffi pour ruiner les forêts. Ce n’est pas qu’elles auront disparu ; la plupart seront simplement devenues des broussailles ; elles ne se rétabliront que lorsqu’elles auront été soustraites à l’action de l’homme. « Il semble, écrivait-on récemment dans une brochure remarquable[1] dont l’auteur a cru devoir rester inconnu, il semble que les sociétés humaines, parvenues à une civilisation qui se précipite dans sa marche, ne veulent plus ralentir le pas, qu’elles finissent par arriver à l’anéantissement des forêts, berceau de leur existence, et que ce fait se produit vers les temps où ces sociétés elles-mêmes ont accompli, sur les points du globe que leur avait assignés la Providence, la mission temporaire et limitée qui est la grande loi de toutes les nations. » En France, il dépend de nous encore de reculer cette date fatale. Saurons-nous recourir aux moyens nécessaires ?

  1. Carte figurative de la répartition des forêts domaniales sur le sol de la France, Paris 1868.