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et j’en ai peu entendu dans ma vie qui m’aient paru plus habiles et plus sensés.

« Cette première bataille gagnée, rien n’était fait encore. Restait à prononcer sur la mise en accusation des inculpés compris dans les propositions du rapport ; restait à conduire la délibération de la chambre de telle sorte que ceux des inculpés dont la présence aux débats pourrait rouvrir le champ du supplément d’instruction en fussent définitivement écartés. Ce fut là l’objet de mes soins.

« J’étudiai à fond la procédure ; je m’appliquai à bien connaître le caractère et la position de chaque inculpé et à diriger la délibération en conséquence. Quand mon travail personnel était terminé, j’en communiquais les résultats à mes amis, qui suivaient de confiance mes indications et me secondaient de leur mieux. Grâce à ce travail opiniâtre et discret, je parvins à concentrer tout le nœud de l’affaire sur l’un des inculpés dont la présence courait risque de tout compromettre, et dont l’absence, selon moi, devait tout simplifier.

« Cet inculpé, c’était le colonel Fabvier. Il était en quelque sorte le lien entre les hommes politiques et les hommes d’action, entre les chefs de la gauche et les militaires ; c’était par lui que ces derniers recevaient les directions des premiers. Je ne veux pas dire par lui seul, mais le plus souvent, le plus habituellement. Je connaissais le colonel Fabvier ; il avait été aide-de-camp du duc de Raguse. Je le savais téméraire, emporté, orgueilleux, peu maître de lui-même, et je ne doutais pas que, s’il figurait sur le banc des accusés, on ne lui fît dire, en le pressant un peu, infiniment plus qu’il n’avait dit à la commission, qui ne le pressait pas. Je ne doutais pas qu’il ne dît, par défi et par imprévoyance, non-seulement ce qu’il savait, mais ce qu’il soupçonnait, non-seulement ce qu’il avait fait, mais ce qu’avaient fait tous ceux avec qui il s’était trouvé en rapport. Le coup de partie était donc de le faire mettre hors d’accusation. Lui absent, la plupart des accusés ne pouvaient plus guère alléguer que des ouï-dire de seconde ou de troisième main qu’il était facile de réduire à de simples bavardages, les deux principaux accusés, Nantil et Maziaux, étant contumaces et en fuite.

« C’est à cela que je m’appliquai. Je pris soin, à l’égard des premiers inculpés portés sur la liste, de bien établir mon terrain, c’est-à-dire d’admettre ou de rejeter les conclusions du rapport de la commission conformément au but que je me proposais, en dégageant la question principale de toutes les questions accessoires, puis, quand vint le tour du colonel Fabvier, j’arrêtai mon plan. Je divisai l’accusation en deux époques, l’une que je nommai fabuleuse, l’autre historique, et je réunis dans la première tout ce qui