Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/277

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’incomparable éclat de sa conversation. Mme de Staël a plutôt nui quelque peu à la mémoire de son illustre père, M. Necker, en l’accablant d’éloges mérités, et en disposant le public, ingrat et malin, à dire de lui ce que disait d’Aristide le paysan athénien. Je ne rendrai point à la sienne ce mauvais office, et je me contenterai d’indiquer un trait particulier de sa nature, parce qu’à lui seul il suffit pour expliquer bien des choses, et pour répondre au besoin à plus d’un reproche.

« Ce qui caractérisait avant tout, plus que tout, Mme de Staël, c’était d’une part une activité impétueuse, impérieuse, irrésistible pour elle-même, et d’une autre part, si j’ose ainsi parler, un bon sens inexorable. Dans toutes les transactions de la vie, publique ou privée, dans toutes les préoccupations de l’intelligence, étude ou méditation, composition ou conversation, son génie naturel la portait ou plutôt l’emportait au but tout d’un trait, de plein saut, au hasard des difficultés, et l’exposait ainsi à dépasser quelque peu la mesure de l’actuel et du possible. Elle était la première à s’en apercevoir et la plus choquée du mécompte ; son admirable discernement du vrai, du réel, de ce qui se cache au fond des choses et au fond des cœurs, l’éclairait d’une illumination subite, la perçait du même coup comme d’un vif aiguillon ; les retours étaient brusques, les réactions franches, comme on dirait en mécanique, en chimie, en médecine, et le plus souvent le dédain des précautions à prendre pour couvrir la retraite et pour ménager les transitions faisait beau jeu à la médiocrité envieuse et maligne contre l’esprit supérieur.

« Je suis fermement convaincu qu’en y regardant de près on trouverait à tous les torts, réels ou supposés et supposés pour la plupart, que l’on a bien ou mal à propos imputés à Mme de Staël, on trouverait, dis-je, cette lutte entre deux qualités éminentes qui la dominaient tour à tour, au lieu de se limiter et de se tempérer mutuellement. C’est ce qui rendit son existence orageuse ; c’est ce qui rendait son intimité, même son intérieur de famille, passionné, ardent, tumultueux. Je ne crains pas d’ajouter que c’est ce qui détruisit sa santé malgré la vigueur naturelle de son tempérament, et termina prématurément sa vie dans la force de l’âge et du talent. »

Je reviens à la politique. Ce fut à cette même époque, pendant qu’il préparait son avenir domestique et décidait du sort de sa vie intime, que le duc de Broglie accomplit le premier grand acte, et l’un des plus difficiles de sa vie publique. Nous touchions à la fin de la fatale année 1815, dans laquelle le despote égoïste qui avait naguère refusé la paix à la France et à l’Europe revenait de l’île d’Elbe, soulevait de nouveau contre la France la coalition européenne, et attirait sur notre patrie le désastre de Waterloo, pour