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défendant avec ardeur le pur condillacisme, l’autre y introduisant avec finesse des distinctions timides. Il va sans dire que j’étais pour Laromiguière ; il avait mille fois raison, quoiqu’il n’eût raison qu’à demi. Garat était rogue, impérieux, irascible. Ce fut dans l’un de ces dîners que j’eus l’occasion de mettre à profit la petite instruction philosophique que je tenais du bon vieux prince Czartoryski. — Vous arrivez d’Allemagne, me dit tout à coup l’un des convives, c’était, je crois, Ginguené ; la philosophie y fait en ce moment autant de bruit que le canon, ou plutôt c’est elle qui met le feu au canon, qui soulève contre nous les écoles et enrégimente les écoliers. Cette philosophie-là, qu’enseigne-t-elle ? Est-ce encore celle que nous expliquait il y a quelques années M. Villers, et à laquelle nous ne comprenions pas grand’chose ? — J’ai lu récemment, ajouta Garat, un gros livre de Kant, traduit en latin, auquel je n’ai rien compris du tout ; est-ce encore là la philosophie allemande ? — Je répondis modestement à cet appel ; j’expliquai du mieux que je pus les idées générales qui servent de base à la philosophie de Kant, les objections qu’elle avait rencontrées, la transformation qu’elle avait subie entre les mains de Fichte, et je me fis ainsi quelque honneur à très peu de frais. Il va sans dire que tout ce que j’expliquai fut trouvé absurde, et, pour mon compte, je n’étais pas loin d’en juger ainsi.

« Nos dîners se terminaient d’ordinaire par quelques commentaires sur les nouvelles du jour. Tous les convives, moi excepté, étaient effrayés de l’approche d’une contre-révolution. C’étaient des hommes de 1789, subjugués sans être convertis par le régime impérial ; ils redoutaient le retour des Bourbons plus que toute autre chose. Quant à moi, je n’y pensais pas assez pour m’en préoccuper dans un sens favorable ou contraire… Ce ne fut qu’au bruit du progrès des alliés et précisément dans la mesure de ce progrès que j’entendis prononcer le nom des princes de la maison de Bourbon. Je n’ai pas besoin de dire que j’étais étranger aux conciliabules que tenaient, dit-on, leurs partisans ; mais, dans les maisons que je fréquentais et où les esprits étaient d’ailleurs très partagés, il était impossible qu’on ne discutât pas les chances de l’avenir ; la restauration y avait sa part, mais fort petite… Je me souviens très bien, par exemple, des discussions dont le salon de Mme de Jaucourt était le théâtre. M. de Jaucourt était certainement très avant dans la confidence de M. de Talleyrand, puisqu’il devint membre du gouvernement provisoire : eh bien ! là même, chez lui, en sa présence, on n’agitait guère que l’alternative de la paix ou de la régence, et l’on inclinait plutôt à croire à la paix ; mais, si dans les hautes régions les esprits étaient encore très incertains et très circonspects, le mécontentement public se faisait jour, et