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j’étais, je me sentais partagé entre le désagrément de mon rôle et la curiosité de l’entrevue. J’avais un peu connu le prince de Metternich à Paris, autant que le permettait la différence entre nous, d’âge et de position ; j’étais impatient de voir quel effet produirait sur lui notre triste communication, et si la joie de nos désastres l’emporterait, ou non, sur le dépit d’apprendre que l’empereur y avait personnellement échappé. Je lui dois cette justice, qu’il ne sourcilla point ; jamais je ne vis pareille possession de soi-même ; il lut attentivement le bulletin ; il témoigna pour les souffrances de notre armée un intérêt affectueux, prit en bonne part les protestations et les espérances de M. Otto, abonda dans son sens sur les ressources qui restaient à l’empereur, et, comme ce jour-là même il avait un grand dîner, il nous y invita l’un et l’autre. Tout n’était pas plaisir à cela ; il me répugnait fort d’être produit, comme une bête curieuse, devant une réunion malveillante ; je fis néanmoins bonne contenance. Le dîner fut long, froid et silencieux ; chacun avait les yeux sur moi et parlait bas à son voisin. L’après-dînée fut également silencieuse, mais courte ; on ne m’adressa point de questions ; la compagnie se dispersa de bonne heure. Je passai deux ou trois jours à Vienne ; ma mission étant remplie et rien ne me retenant plus, j’avais hâte de me retrouver sur le théâtre des événemens. En arrivant à Varsovie, je trouvai l’ambassadeur rappelé et se préparant à rentrer en France. Il était en habit de voyage ; on arrangeait sa coiffure à l’avenant. Il me raconta le passage de l’empereur, son entrevue avec lui, ses promesses aux ministres polonais, le langage qu’il leur avait tenu. Nous restâmes à Varsovie à peu près trois semaines après le départ de l’ambassadeur, et l’ambassade ne fut plus qu’une simple légation, remise à M. Bignon. »

En quittant Varsovie, le duc de Broglie, avec la légation française et quelques-unes des grandes familles polonaises attachées à la France, alla s’établir pendant deux mois à Cracovie, attendant là une nouvelle campagne de la guerre ou l’ouverture d’une nouvelle négociation pour la paix. Je ne me refuserai pas le plaisir de reproduire ici le portrait qu’il a tracé, dans ses Notes biographiques, du plus brillant chef et des paysans-soldats de la Pologne, cette grande victime dans l’histoire des nations. « Pendant mon séjour à Cracovie, dit-il, je formai quelque liaison avec l’état-major du prince Poniatowski et avec le prince lui-même. L’état-major était composé de jeunes gens des premières familles du grand-duché, et ressemblait, trait pour trait, à un état-major français, sous cette seule réserve que l’enthousiasme patriotique y remplaçait l’ardeur de l’avancement et l’enthousiasme impérial. Quant au prince, il était impossible de le connaître sans s’y attacher : sur le champ de bataille, d’un commun aveu, ce n’était pas un brave, c’était un héros ;