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requêtes les places qu’ils occupaient au bout de la salle, en face de son bureau ; les conseillers de l’université furent installés en place des maîtres des requêtes, et ceux-ci relégués au rang des auditeurs. Alors la séance commença. L’empereur adressa quelques questions à M. de Fontanes d’un ton qui annonçait un mécontentement très prononcé. Il parut néanmoins écouter attentivement les réponses ; mais bientôt après il éclata. Il parla près de trois heures, sans être interrompu par personne, sur les prétentions et les empiétemens du clergé ; il s’exprima contre lui en termes très injurieux, et qui consternaient plutôt qu’ils ne satisfaisaient le conseil, quelque peu dévote que fut en général la disposition intérieure de ses membres. Il nous répéta jusqu’à satiété cette phrase : « nous vivons sous le règne de Charlemagne et non sous celui de Louis le Débonnaire ; » puis, vers la fin de sa triste harangue, se tournant vers les auditeurs, il leur dit en propres termes : « Vous verrez, vous verrez, jeunes gens, ce qui arrivera quand vous aurez un empereur qui ira à confesse. »

« S’il se proposait de faire effet sur nous, l’effet fut manqué, du moins sur moi ; la grossièreté me parut naturelle, et la colère simulée. Je crois qu’en général l’impression fut la même sur tous les assistans, bien que la plupart fissent effort pour s’exciter en sens contraire. Je crois même que ce fut le scandale produit à petit bruit par cette explosion de brutalité qui détermina une mesure dont les nouveaux auditeurs furent victimes ; on sépara la dernière nomination des nominations précédentes ; nous ne fûmes plus admis aux séances présidées par l’empereur, apparemment parce qu’on ne nous jugea pas assez aguerris dans notre impérialisme. Il fut décidé qu’à l’avenir l’admission à ces séances deviendrait une récompense, et chaque fois que l’empereur arrivait, on faisait sortir les auditeurs de la dernière nomination. »

Trop sensé et trop clairvoyant pour méconnaître l’importance du rôle de la religion dans l’ordre social, l’empereur Napoléon était trop peu religieux et trop peu moral lui-même pour reconnaître et admettre les droits de la conscience convaincue et libre. Politique habile, mais ni croyant ni libéral, il avait rétabli le culte sans vouloir accepter les conséquences de la foi ; il s’irritait quand il rencontrait sur son chemin l’indépendance des âmes, et il essayait alors d’inquiéter le public sur la domination religieuse en tirant pour lui-même vanité d’être un empereur qui n’allait pas à confesse. Ce brusque et grossier mélange de routine révolutionnaire et de despotisme impérial ne tarda pas à choquer le jeune auditeur.

L’odieuse intrigue qui aboutit en 1808 au détrônement du roi d’Espagne Charles IV et de toute sa famille, à la prise de possession de l’Espagne par l’empereur Napoléon sous le nom de son frère