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Il appartenait à une famille de grands serviteurs de l’état, la seule famille militaire, si ma mémoire ne me trompe pas, qui ait donné à la France trois générations successives de maréchaux, tous éprouvés dans le commandement de ses armées. Le dernier des trois, grand-père du feu duc de Broglie, se signala, dès l’âge de vingt-trois ans, en 1741, à l’assaut de Prague, où il monta des premiers avec le grenadier Pascal, que le plus vaillant des officiers de fortune du temps, Chevert, avait choisi dans son régiment en lui disant : « Il me faut ici un brave à trois poils (ce furent, dit-on, ses propres expressions) ; tu vas monter sur cette échelle ; quand tu seras sur le mur, le factionnaire te criera : Wer da ? (qui va là ?) Tu ne répondras pas ; il te lâchera son coup de fusil, il te manquera ; tu lui tireras le tien, tu le tueras, et je suis à toi. » Dix-huit ans après ce début, en 1759, le lieutenant-général de Broglie gagnait sur les Prussiens la bataille de Berghen, devenait maréchal de France, gagnait encore l’année suivante celle de Corbach ; puis il était exilé en 1761, pour avoir perdu celle de Villingshausen, en compagnie du prince de Soubise, auteur, selon lui, de la défaite, et il vécut plusieurs années éloigné de la cour, « dont il ne craignait pas, dit l’un de ses contemporains, de blâmer constamment les erreurs et les fautes. C’était le Cincinnatus des temps modernes. »

« Je ne suis pas bien sûr, dit son petit-fils, le duc de Broglie (dans des Notes biographiques auxquelles il n’a pas voulu donner le titre de Mémoires), que mon grand-père ressemblât trait pour trait à Cincinnatus ; il n’avait ni déposé les faisceaux consulaires, ni forgé son épée en soc de charrue, et l’envoyé du sénat romain qui l’aurait trouvé en habit de chasse galonné sur toutes les coutures, entouré de gentilshommes de la contrée vêtus du même habit, qu’ils tenaient respectueusement de sa munificence, faisant retentir la forêt de Broglie des aboîemens de cent chiens et du galop de cinquante chevaux, l’envoyé du sénat, dis-je, n’aurait été que médiocrement édifié de sa simplicité rustique. Ce qui est vrai, c’est qu’il avait été très injustement disgracié, et qu’à l’exemple du fier patricien il en était très justement irrité. »

Lorsque, à l’explosion des premiers troubles sérieux de la révolution, le conseil du roi ordonna un rassemblement de troupes dans les environs de Versailles, le prince de Condé, qui depuis la guerre de sept ans avait été très hostile au maréchal de Broglie, demanda qu’on lui en donnât le commandement. « Le calcul du prince était simple, dit leur contemporain le comte Alexandre de Lameth dans son Histoire de l’assemblée constituante, si ces mesures présentaient des dangers, ils retomberaient sur le maréchal, qui, seul alors, restait compromis ; si au contraire elles obtenaient un succès conforme