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que nous ne saurions apercevoir, et n’avez-vous que l’embarras du choix. Peut-être aussi estimez-vous comme nous que les plus capables et les plus considérés d’entre eux n’auraient garde d’assumer la tâche qu’on leur veut imposer, et qu’ils abandonnent les rêves et les chimères périlleuses à ces fatuités téméraires qui, ne doutant de rien, sont prêtes à tout accepter. Ce n’est pas elles qui répéteraient le mot du doge de Gênes ; qu’on les installe dès ce soir dans la préfecture de Versailles, rien ne les étonnera moins que de s’y voir.

L’extravagance pure et complète est toujours une exception, plus commune est la demi-déraison : l’une est un mal sporadique qui emporte sûrement le malade ; l’autre, moins funeste en ses effets, a cet inconvénient d’être plus facilement contagieuse. On nous affirme que sur les bancs de la droite ils sont en petit nombre, les députés qui aspirent à renverser M. Thiers parce qu’ils se sentent capables de le remplacer. En revanche, ils paraissent être fort nombreux, les habitués du cercle des Réservoirs qui, faute de mieux, désirent conserver M. Thiers et même lui proroger ses pouvoirs, mais en lui faisant leurs conditions, et quelles conditions ! Le président de notre conseil fédéral lui-même, si modeste que soit la figure qu’il est appelé à faire en ce monde, ne se résignerait pas à les subir. Les honorables députés de la droite dont je parle souffrent que M. Thiers gouverne, à la condition toutefois qu’il gouverne en leur nom, qu’il leur appartienne et n’appartienne qu’à eux, qu’il soit leur homme-lige, l’exécuteur aveugle de leurs volontés et de leurs caprices, qu’il épouse non-seulement toutes leurs idées, mais toutes leurs suspicions et leurs passions, et qu’il ne nomme pas dans toute l’étendue de la France un seul sous-préfet qui n’ait leur aveu et leur agrément. Étrange oubli du pacte de Bordeaux, qui stipulait la trêve des partis ! Que deviendrait-il, ce pacte, si M. Thiers se prêtait à faire de son gouvernement le gouvernement d’un parti ? . D’autres ne s’arrêtent pas là : il ne leur suffit point de lier les bras au pouvoir, ils prétendent aussi lui fermer la bouche. A leur sens, M. Thiers a un tort irrémissible : il parle. Qu’il agisse, qu’il gouverne, ils y consentent ; mais, pour Dieu ! qu’il se taise. Son éloquence les gêne, les incommode, leur cause un sourd malaise, des crispations nerveuses qui à la longue pourraient prendre sur leur santé. — Ah ! que Gutenberg serait un grand homme, s’il n’avait pas inventé l’imprimerie ! s’écriait un quidam. Ces députés sont prêts à déclarer que M. Thiers est un homme incomparable, unique et même nécessaire, pourvu qu’il prenne l’engagement de ne plus dire un mot. Fermer une telle bouche ! mettre à l’interdit cette parole facile, limpide, éternellement jeune, qui a tour à tour des grâces abandonnées, des gaîtés charmantes ou des vivacités meurtrières, excessives parfois, j’en conviens ; éclatant comme des obus à la face des sots et des jaloux effarés ! Qu’en penserait la France, qui se fait gloire de cette parole dans ses prospérités, qui s’en fait une