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le don de nous étonner, nous autres qui le voyons de loin. Nous sommes tentés de nous figurer que c’est un monde à part, où l’on respire un air qui trouble les plus fermes esprits, et fait naître en eux des pensées et des rêves que condamne le plus simple bon sens. Oui, Versailles nous est un grimoire où il nous est difficile de nous reconnaître, et ce qu’on nous en raconte nous paraît souvent inexplicable. La cause en est apparemment qu’à la distance où nous sommes nous ne démêlons que les grandes lignes du tableau. Les détails nous échappent, je veux dire les petites choses et certains petits hommes, et à qui néglige l’influence des médiocrités malfaisantes l’histoire universelle devient un mystère. Elles sont si industrieuses, si agissantes ! Elles ont l’œil et la main partout, et dans leur petitesse une grandeur qui leur est propre, l’expérience des nations prouvant que dans les républiques, comme dans les monarchies, elles sont de grands embarras pour les gouvernemens et la cause secrète de tous les grands malheurs.

Vue d’où nous sommes, la situation se résume ainsi. Il fallait à la France un homme qui joignît à l’expérience des affaires, à l’éclat du talent, l’autorité du nom et du caractère, et qui, obligeant l’étranger à compter avec lui, s’imposât aussi à la confiance de son pays, que l’opiniâtreté du malheur portait à l’universelle méfiance. Cet homme nécessaire s’est rencontré ; c’est la seule bonne fortune qu’ait eue la France dans son infortune. Les services qu’il lui a rendus sont de ceux qui triomphent de tous les oublis et de toutes les ingratitudes. Il lui a épargné cette humiliation suprême qui est la mort d’un peuple, l’intervention de l’ennemi dans ses affaires intérieures ; grâce à lui, cet ennemi a été dispensé de procurer un gouvernement à la France. Après la défaite de la commune est venu le succès de l’emprunt, et la France a poussé un long soupir de soulagement ; il lui a paru que sa destinée changeait de face, qu’il y avait encore pour elle quelque chose à espérer dans ce monde. M. Thiers n’a pas seulement pour lui la supériorité du talent et de l’esprit ; il a eu le succès, le bonheur, quand il semblait en vérité que ce mot ne fût plus français. Elle est grande et légitime, la popularité de l’homme qui, après une suite inouïe de revers, ramène le premier à son pays les complaisances de la fortune, et lui rend le courage d’espérer.

Il ne fallait pas seulement un homme à la France, il lui fallait aussi une assemblée. Au lendemain d’une dictature dont l’épée est restée à Sedan, c’est par la liberté seulement que la France pouvait se relever. On a jugé généralement à l’étranger que cette assemblée, élue dans des circonstances extraordinaires, au milieu du trouble et des angoisses de l’invasion, ne pouvait être une constituante. Une constitution est une œuvre de réflexion, et les élections du printemps dernier ont été des élections de sentiment. La France n’était pas alors en état de réfléchir ; les événemens la tenaient à la gorge. Elle n’avait qu’une pensée, qu’un