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frappés d’insolation, atteints de fièvres ou tués par le smile. — Smile ? dis-je, étonné, à l’officier qui me donnait ces détails ; cela veut dire sourire ? On ne peut mourir de gaîté sur cet affreux rocher. — Smile veut dire aussi grog, reprit-il tristement. N’avez-vous pas remarqué que, lorsque nous buvons à la santé des uns et des autres, nous nous saluons en souriant ? Eh bien ! pour éviter l’ennui qui nous dévore, nous sourions trop souvent, c’est-à-dire que nous buvons sans relâche, et ces libations incessantes nous tuent plus sûrement que le soleil d’Asie et les balles arabes.


III

Nous voici dans l’Océan indien, ayant laissé à Aden les voyageurs qui vont à Bombay et à Zanzibar. La compagnie vous autorise, sans surcroît de dépense, à aller visiter la première de ces deux villes. Après un séjour qui peut durer une semaine, on y prend le bateau qui va de Bombay à Ceylan pour rejoindre dans ce dernier port les steamers en route vers la Chine. C’est un voyage intéressant pour qui ne connaît pas l’Inde anglaise, mais on perd un des plus beaux spectacles que l’on puisse voir en mer, c’est-à-dire le groupe des Maldives. Lorsque nous les découvrîmes, notre capitaine, qui doit être artiste, s’aventura jusqu’à toucher presque quelques-uns de ces délicieux îlots, attolls innombrables formés de madrépores et de coraux, du milieu desquels s’élance une végétation tropicale des plus vigoureuses. Quel contraste avec l’épouvantable aridité d’Aden, et combien les yeux se reposent avec délices sur ces oasis de la mer ! Sur toutes ces îles il y a des habitans, dix seulement dans quelques-unes ; ils vivent de poisson, de noix de coco et de riz. Leurs mœurs sont farouches, inhospitalières, et malheur aux marins que la tempête fait naufrager dans ces parages ! Il faut cependant, en raison des circonstances toutes nouvelles créées par l’ouverture du canal de Suez, que la civilisation pénètre chez les peuplades musulmanes de cet archipel. Si un des nombreux bâtimens qui vont parcourir désormais l’Océan indien a besoin d’y relâcher, il est indispensable qu’il y trouve aide et protection. La présence aux Maldives d’une force européenne intéresse tous les gouvernemens, et il conviendrait à la France de prendre l’initiative de cette mesure.

Au port d’Aden, nous avons embarqué quelques parsis vêtus avec richesse et accompagnés de nombreux domestiques, disciples aussi de Zoroastre. Cette caste intéressante, qui a toute l’activité et l’intelligence commerciale des Juifs, a monopolisé le trafic de l’opium dans l’Inde. Comme ce sont les Anglais qui leur ont ouvert le grand