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transformés en musiciens, jouaient des quadrilles et des polkas, et, dès que la mer le permettait, les passagers dansaient. Dix ans plus tard, sur la Némésis, je parcourus cette même mer depuis le détroit de Bab-el-Mandeb jusqu’à Suez ; c’était pendant le mois d’août, et jamais je n’eus à supporter une température plus accablante. Cette fois pas un voyageur ne pensait à la danse ; le seul souci était de garder l’immobilité la plus absolue : aller du pont à table était un supplice. En vue de La Mecque, un énorme major anglais qui rentrait en Angleterre après vingt ans passés aux Indes tomba sur le pont, foudroyé par une congestion cérébrale ; un officier d’artillerie de l’armée du Bengale, presque enfant, atteint du delirium tremens à la suite de libations trop copieuses, expira sur le sable de la plage embrasée de Suez, au moment où, par ordre du capitaine, il avait été enlevé agonisant de sa cabine. Le docteur du bord, jeune aussi, n’avait trouvé d’autres remèdes à lui administrer que quelques verres de vin de Champagne glacé. On peut avoir une idée de l’atmosphère au milieu de laquelle il fallait vivre, lorsqu’on saura que sous une double tente, à midi, le thermomètre marqua soixante et onze degrés centigrades. Des seaux d’eau à la glace étaient mis à notre disposition pour y tremper des mouchoirs dont sans cesse il nous fallait humecter nos fronts. Les chauffeurs et les mécaniciens attachés au service des machines de ces immenses bateaux à vapeur sont Européens, et c’est à peine s’ils résistent trois ans à leur terrible labeur. La soute aux charbons est tenue par des Nubiens, hommes d’une force peu commune, aux formes athlétiques ; malgré la sueur qui ruisselle sur leurs épaules énormes, en dépit de la poussière de charbon qui les couvre d’une couche épaisse, les aveugle et grille parfois leurs cheveux crépus, on les voit sans cesse accomplissant leur tâche avec une agilité surprenante, le sourire aux lèvres, et se plaisant beaucoup à montrer leurs grandes dents blanches aux enfans des passagers qu’effraie leur aspect fantastique. En tous les temps, ceux de ces Nubiens qui ne sont pas de service se réunissent le soir à l’avant du bâtiment, et, sur le rhythme cadencé d’une chanson de leur pays, ils dansent et se tiennent par la main, frappant leurs poitrines les unes contre les autres, jusqu’à ce que, haletans, inondés de sueur, ils tombent épuisés sur le pont.

Ce qui explique tout naturellement la haute température qui se fait sentir dans la Mer-Rouge, c’est que cette mer est encaissée comme un lac entre les montagnes de l’Arabie et de l’Abyssinie. Lorsque, dans peu de temps, elle sera traversée par les équipages de toutes les nations, il est à craindre que la mortalité par insolation ne soit considérable. Le matelot ne brille pas ordinairement par excès de prudence ; toujours en mer, il a beaucoup de la joyeuse