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nombre des voyageurs qui traversaient l’isthme était déjà de 80,000, sans compter 18,000 pèlerins en transit pour La Mecque. Hélas ! Alexandrie n’est plus qu’une triste imitation de nos cités européennes. L’archéologue perdrait son temps à y chercher les traces de l’ancienne ville fondée par Alexandre. Plus de vestiges de ses murailles de 50 milles de circonférence, de ses portiques de marbre, du temple de Sérapis, de la célèbre bibliothèque ; rien de ses quatre mille palais. Quoi qu’il en soit, les souvenirs de cette splendeur passée s’imposent à votre esprit, et ne vous abandonnent qu’au sortir de l’Égypte.

La première fois que je vis l’Égypte, ce fut en 1850 : elle avait encore toute son originalité orientale ; je l’ai trouvée en 1862 presque française, aujourd’hui elle l’est entièrement. Le transit de l’isthme, qui se faisait autrefois en caravane jusqu’à Suez, a perdu son pittoresque mouvement. Autrefois, au lieu de prendre un train de première classe qui en douze heures vous porte avec la monotonie et la rapidité des voies ferrées d’Alexandrie à Suez, on s’embarquait dans la première de ces deux villes sur le canal qui va rejoindre le Nil à Afteh. Les bateaux-poste, sur lesquels on entassait cinquante voyageurs à la fois, n’offraient certainement aucun confortable, mais cela ne durait que huit heures de nuit, et ceux qui ont vu les ciels étoiles et les beaux clairs de lune d’Égypte n’ont jamais regretté leur sommeil perdu. D’ailleurs les cris étourdissans du pilote chargé de conduire le bateau enlevé au galop de quatre chevaux vigoureux rendaient tout repos impossible. Malheur au fellah négligent qui, se trouvant sur le canal avec sa barque chargée de grains ou de coton, n’apercevait pas de loin les torches à flammes rougeâtres annonçant l’approche foudroyante des passagers du Royal-India-Mail ; s’il ne se garait pas à temps, il disparaissait dans les eaux avec son chargement. Deux cent cinquante mille fellahs furent employés à creuser le canal de Mamoudieh ; vingt mille, dit-on, périrent de misère et sous les coups du courbache, les talus qui forment les rives sont bourrés des ossemens de ces infortunés, et le moindre éboulement les découvre aux yeux attristés.

A Afteh, petite ville pittoresque qui s’élève au bord du Nil, on s’embarquait de nouveau sur un bateau à vapeur aussi peu confortable que les bateaux-poste français du canal du Midi ; mais en compensation, on avait l’aspect du grand fleuve et de ses rives. A chaque tour de roue, on retrouvait ces sites dont nos peintres ont si heureusement reproduit la poésie biblique et orientale. Rien de plus charmant que ces villages d’Égypte bâtis avec le limon du Nil ; on les voit toujours égayés par quelques groupes de femmes puisant l’eau des fontaines, ou d’enfans complètement nus jouant à l’ombre