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troisième jour, on vient reconnaître la côte dénudée de la régence de Tunis. Nous vîmes fort distinctement Derna, une de ses principales villes. Il était midi, le soleil tombait d’aplomb sur la cité endormie : pas un être vivant sur ces blanches fortifications de construction sarrasine, pas une âme sur la plage stérile ; seule, sur la mer cuivrée, une barque de pêcheurs avec sa voile latine se balançait sur les flots comme un alcyon endormi. Lorsqu’on découvre l’Afrique du haut de la dunette d’un navire, elle se présente toujours à la vue avec un aspect aride et désolé. Les grands arbres, l’ombre, la verdure, ne se rencontrent que fort avant dans l’intérieur des terres, au bord des fleuves, dans les rares oasis du désert, et, si l’on a le cap sur l’Égypte, c’est seulement sur les bords du Nil, dans les terres qu’il fertilise, à Afteh, que nous retrouverons la vie. C’est à quatre heures du soir qu’Alexandrie fut en vue ; c’était l’heure du dîner, mais personne à bord n’y prit garde : on ne voulait rien perdre du spectacle étrange que l’Égypte présente à l’arrivée. Nous ne vîmes tout d’abord à l’horizon qu’un nuage de pourpre dont la base terne et grisâtre semblait plongée dans un lac de plomb fondu ; mais peu à peu quelques coupoles de minarets se détachèrent sur la nuée enflammée, comme des lames d’acier chauffées à blanc ; puis à un mille seulement de la rade nous vîmes la flotte égyptienne, les mâts pavoisés d’une multitude de navires marchands, des fortifications nombreuses et bien entretenues, et sur la jetée tout un monde de fellahs, dont nous devions être les victimes aussitôt qu’en nous voyant à terre ils nous auraient fait grimper de gré ou de force sur leurs ânes rétifs. Comme nous n’étions qu’au mois de mai et que chacun se plaignait de la pesanteur de l’atmosphère chargée d’une poussière impalpable et brûlante, le pilote égyptien, venu à bord pour diriger notre bateau au milieu des récifs qui rendent l’entrée de la rade d’Alexandrie très difficile, nous dit que nous arrivions au moment même où le khamsin avait cessé de souffler sur l’Égypte. C’est le vent du désert, qui pendant cinquante jours se déchaîne avec rage et transporte les sables mouvans à des distances incommensurables. Les voyageurs se couvrent alors le visage d’un voile vert afin d’éviter l’ophthalmie, l’une des grandes plaies de l’Égypte. Sur vingt indigènes que vous rencontrez dans les rues du Caire, cinq seront aveugles, dix borgnes, et les yeux des cinq autres ne vaudront guère mieux.

Port-Saïd ne fera rien perdre à Alexandrie de son importance commerciale ; cette dernière ville restera toujours la tête du chemin de fer reliant Le Caire à Suez, et les malles des Indes avec leurs nombreux passagers ne pourront suivre la voie du canal sans s’attarder. En 1865, c’est-à-dire avant l’exploitation du canal, le