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associer ses intérêts à la philanthropie, dont elle aime à faire parade. Lorsque ses lords envoient aux Indes, en Océanie, à Tombouctou, des chargemens de bibles polyglottes, ils doivent dire aux missionnaires chargés de les distribuer : — Allez prêcher l’Évangile aux sauvages ; faites-leur connaître le vrai Dieu et par-dessus tout la pudeur qu’ils ignorent : lorsqu’ils connaîtront cette vertu, il faudra bien qu’ils s’habillent, et nous leur vendrons les cotonnades de nos fabriques.

Quand je revins à bord du bateau avec mes beaux bouquets à la main, il fallut songer à m’en défaire au plus vite ; les garder dans une cabine où j’avais le désagrément de voir plusieurs couchettes occupées par des compagnons de voyage était chose impossible. Je m’approchais du bordage pour les jeter à la mer, lorsque j’avisai une fillette blonde et rose, de cinq ans environ, qui les regardait avec des yeux bleus pleins de convoitise. Je lui fis aussitôt signe d’approcher ; elle accourut, et je lui donnai mes fleurs. Quelques instans après, un grand Anglais vint à moi et me remercia très spontanément de la galanterie que j’avais faite à sa petite fille. M. Campbell, — c’est le nom du grand Anglais, — est colonel d’infanterie ; il va avec sa jeune femme et son enfant rejoindre son régiment à Calcutta. « Mme Campbell, qui se trouve à bord, me dit-il, a été élevée dans un pensionnat de Boulogne ; elle connaît beaucoup vos poètes, vos romanciers, et ce sera pour elle une occasion de parler une langue qu’elle aime, et qu’elle ne voudrait pas oublier. Je lui avais fait remarquer votre réserve et votre isolement, et nous nous sommes dit qu’on avait dû vous initier à la meilleure manière de nous faire venir à vous, qui est de nous attendre ; après notre départ de Gibraltar, je devais en effet vous adresser le premier la parole et vous enlever à votre mutisme. Dans une heure, grâce à mon intervention, vous verrez tous ces visages, qui jusqu’ici ont été froids et mornes, devenir sympathiques à votre égard ; préparez-vous, monsieur le Français, à un coup de théâtre. » Effectivement, lorsque quelques minutes après on servit le dîner, un steward ou maître d’hôtel vint remplir mon verre d’un vin de Xérès en me disant, de façon à être entendu par mes voisins, que le colonel me portait un toast. J’élevai le verre à mes lèvres selon l’usage et saluai celui qui m’honorait de cette attention. Une seconde après, le steward revenait, avec du vin de Champagne cette fois, me faire la même avance de la part du capitaine. Le coup de théâtre annoncé se faisait : une série de toasts me poursuivit jusqu’au dessert ; le second du Ripon, le docteur du bord, les officiers, des cadets de l’armée des Indes, quelques passagers qui m’étaient complètement inconnus jusqu’à ce moment, s’évertuèrent à m’offrir leurs saluts.