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contraire, comme nous le croyons, on conserve dans les enfers la faculté de sentir, et si l’on y est soumis à l’action vigilante des dieux, il est naturel que ceux qui ont défendu les autels profanés soient, de la part de la divinité, les objets de la plus grande sollicitude. » Ce sont les derniers mots du discours. Rien de plus convenable assurément que cette confiance dans la justice et dans la providence divines ; rien de moins hardi que la forme dubitative sous laquelle elle se produit. « Si l’on conserve dans les enfers la faculté de sentir, » la question était décidée depuis longtemps par l’usage religieux ; autrement les libations annuelles offertes sur les tombeaux et les prières par lesquelles on invoquait la bienveillance des morts auraient eu peu de sens. Cependant cette croyance, consacrée par des rites, n’était pas assez fermement assise dans les esprits pour que la foule y trouvât un principe certain d’espérance ou de crainte, une sanction assurée de la loi morale. Elle doutait, et Hypéride, qui pourtant ici veut affirmer une foi favorable aux vengeurs des profanations macédoniennes, Hypéride lui-même doute presque avec la foule. Elle flottait entre les deux hypothèses qu’il reproduit. Ou bien après la mort on est comme si l’on n’était pas né, et alors se présente la morne consolation plus d’une fois exprimée dans les maximes de la sagesse antique et dans les plaintes des poètes : on échappe aux tristesses de la vie ; — ou bien la mort n’éteint pas le sentiment, et il y a encore une sorte de vie dans les enfers. Les paroles d’Hypéride sont, ou peu s’en faut, une formule toute faite, employée déjà par l’auteur du Ménexène, que dans l’occasion répétera à sa manière la comédie, témoin plus fidèle des opinions populaires. « Si vraiment, comme quelques-uns le prétendent, les morts conservaient le sentiment, je me pendrais pour voir Euripide, » dira un personnage de Philémon.

Au fond, ce qui était le mieux entré dans les idées, c’est que la mort ne brisait pas tous les liens, surtout les liens de la famille. Elle les maintenait au contraire en ce monde, et ce fut peut-être pour les Grecs le principe de la morale sociale ; elle les resserrait, après la vie terrestre, dans les enfers, où les enfans se retrouvaient en présence de leurs parens. De là, en grande partie, le rôle d’Antigone dans Sophocle et les paroles touchantes qu’il lui prête : « en descendant parmi les morts, je nourris au moins l’espérance que mon père me recevra avec affection, ainsi que toi, ma mère, et toi aussi, ô mon frère bien-aimé. » De là aussi un passage de la prosopopée du Ménexène, où les pères disent eux-mêmes à leurs enfans orphelins : « Si vous conservez pieusement l’héritage d’honneur et de gloire que nous vous laissons, vous serez les bienvenus auprès de nous quand votre destinée vous y conduira ; si au contraire vous le négligez, si vous ne craignez pas de vous avilir, per-