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leure garantie est encore dans cette bonne volonté mutuelle, dans cet esprit de conciliation qu’il faut toujours invoquer. Tout tient à cette bonne intelligence nécessaire que rien au fond n’a pu affaiblir jusqu’ici, qu’il serait plus que jamais dangereux de rompre. On peut trouver à la rigueur qu’il était inutile de donner à la prorogation une espèce de caractère constitutionnel ; puisque c’est fait, il est bien évident qu’il faudrait un certain courage pour prendre la responsabilité d’un refus qui nous rejetterait dans l’inconnu. S’il est dans l’assemblée quelqu’un qui ose tenter l’aventure, il y regardera à deux fois à l’heure suprême et décisive du vote, et la droite elle-même fera sûrement œuvre de raison en ne refusant pas son concours à la prorogation d’un régime dont l’existence après tout est liée à l’existence de l’assemblée.

Ce qu’il y a d’étrange en cette affaire, c’est que tout le monde en vérité paraît se mouvoir en dehors de la sphère de ses opinions et de ses tendances. Au premier abord, c’est le parti conservateur qui aurait dû être le plus favorable à la prorogation, et c’est dans les rangs du parti conservateur qu’il a semblé se manifester le plus d’hésitation. C’est la gauche qui aurait dû hésiter, et c’est elle qui a montré le plus d’impatience, qui soutient le plus vivement la prorogation après l’avoir appelée de ses vœux. En réalité, la gauche n’a vu qu’une chose, c’est qu’on allait faire un pas de plus vers la république définitive, que le chef du pouvoir exécutif s’appellerait désormais le président de la république. C’est fort bien ; seulement la gauche n’a point vu qu’en donnant le signal d’une apparence de dérogation au pacte de Bordeaux, en faisant un pas en dehors de cette convention de paix entre les partis, elle risquait d’ouvrir de ses propres mains la porte à des entreprises constituantes d’un autre genre. L’assemblée ne la suivra pas sans doute dans cette voie, elle ne cherchera pas à profiter de la circonstance pour reconstituer le pays à sa manière ; mais, si elle le tentait, que pourrait dire la gauche ? La vérité est que cette question de la prorogation ou de la consolidation temporaire des pouvoirs actuels a été engagée un peu au hasard ; elle n’a point été prise dans son vrai sens et pour ce qu’elle devait être. Il y avait, ce nous semble, un point de départ nécessaire de toute combinaison. De quelque façon qu’on juge les choses, nous sommes dans le provisoire, et dans ce provisoire ce qui domine tout, ce qui devrait être la raison de tout, c’est la présence de l’ennemi sur notre sol, c’est l’occupation étrangère. Tout devait découler de là ; il devait être entendu que, tant qu’il y aurait l’ennemi dans nos provinces, rien de définitif ne pourrait être fait, que M. Thiers et l’assemblée, unis par la plus noble des solidarités, restaient chargés de la grande œuvre de la délivrance du pays, et que le jour où le dernier soldat allemand serait parti, la France, rendue à sa pleine et souveraine liberté, prononcerait sur ses destinées définitives. Alors la prorogation prenait une sorte de grandeur, elle devenait le mandat du péril public