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cause des départemens envahis avaient le beau rôle, nous n’en disconvenons pas, puisqu’ils plaidaient pour le malheur ; le gouvernement avait le rôle ingrat en paraissant disputer des dédommagemens trop justifiés, et pourtant, faut-il le dire ? c’est le gouvernement qui avait raison. M. Thiers possède entre tous cet immense et précieux mérite d’avoir le sentiment le plus vif du bien de l’état ; il se regarde comme le représentant de l’intérêt public, de cet « intérêt profond et silencieux » qui ne crie pas, qui ne fait pas de bruit, et il le défend avec cette opiniâtreté qu’il appelait un jour d’un autre nom en la recommandant aux ministres des finances. M. Thiers, en paraissant dur cette fois, n’était pas moins dans la vérité et dans les devoirs de son rôle.

Au fond, que demandait-on ? S’agissait-il de secourir libéralement, surtout prochainement, ceux qui ont souffert, tout le monde était prêt, M. Thiers était le premier à offrir les moyens d’alléger les infortunes accumulées par l’invasion. S’agissait-il de donner à ce secours, aussi large que possible, aussi immédiat que possible, le caractère d’une dette revendiquée au nom de la solidarité nationale, comme on le disait, ici on allait sans y prendre garde au-devant des difficultés les plus épineuses, on soulevait des problèmes qu’on semblait ne pas même soupçonner, rien n’est assurément plus facile que de remuer les âmes au spectacle de toutes les misères des populations foulées par l’étranger, de faire vibrer tous les sentimens de sympathie et de solidarité nationale en racontant ces scènes navrantes de malheureux qui voient leurs enfans fusillés par l’ennemi, leur foyer incendié, leurs champs ravagés. Qui donc resterait insensible à ces cruelles infortunes, et voudrait affaiblir le devoir de ceux qui n’ont pas été atteints envers ceux qui ont plus particulièrement souffert de la guerre ? Seulement il faudrait y songer un peu plus avant de fomenter les divisions entre les départemens qui ont eu le mauvais sort d’être envahis et ceux qui ne l’ont pas été. Il y a un danger auquel on ne prend pas garde : c’est le danger de tout confondre, d’invoquer des raisons de sympathie que personne ne peut contester à l’appui d’un droit devant lequel on est obligé de s’arrêter, et M. Buffet lui-même, avec ses habiles subtilités, avec ses distinctions entre ce qui serait acceptable comme indemnité nationale et ce qui ne le serait plus comme secours national, M. Buffet n’a pas pu arriver à une conclusion sérieusement politique. Il a plaidé avec chaleur une cause gagnée d’avance ; il n’a pas indiqué un moyen pratique de résoudre cette question douloureuse.

Si c’est une dette stricte et légale qu’on réclame de l’état, qui lui aussi aujourd’hui peut certainement compter parmi les pauvres, comme le dit M. Thiers, cette dette n’existe pas seulement au profit de ceux que la guerre a laissés dans la détresse, elle existe aussi au profit des riches, qui n’ont pas besoin d’une indemnité ; mais ce n’est point encore