Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/901

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la nuit : voilà le bourgeois. Or d’où sort-il à l’origine? Du peuple, et où rentrera-t-il à la fin? Dans le peuple. Ce que le peuple oppose à la démocratie, c’est la démocratie même.

La république serait à jamais fondée parmi nous, si le peuple était disposé à admettre cette doctrine qui s’impose avec la clarté de l’évidence : la démocratie, ce sont les classes moyennes. Qu’est-ce que les classes moyennes en effet, sinon la végétation naturelle du peuple, sinon le peuple trié, classé, arrivé à éclosion et à floraison? Ces végétations populaires établissent des différences considérables entre les citoyens, mais aucune inégalité essentielle; il y a bien des degrés entre le cèdre superbe qui peut fournir à lui seul la matière de tout un vaisseau et l’humble graminée qui pousse à ses pieds, mais l’un et l’autre appartiennent également au même règne de la nature. Il y a bien des différences entre un savant magistrat et l’artisan dont il juge les procès; appartiennent-ils pour cela à deux classes séparées? Évidemment non, à moins qu’on n’admette que l’inégalité résulte de la différence des occupations. La révolution française croyait assez justement avoir fondé l’égalité lorsqu’elle avait dit que tous les citoyens étaient également aptes à remplir les fonctions publiques, et elle pensait que ces mots se comprenaient assez d’eux-mêmes. Tous les Français sont également aptes à remplir les fonctions publiques, cela veut-il dire que tout Français pris à tort et à travers doit être porté à n’importe quelle charge, qu’un maçon peut administrer, quoique maçon, ou un charpentier rendre la justice, quoique charpentier? Non, cela veut dire que, s’il se rencontre dans les rangs des maçons ou des charpentiers un homme que ses études personnelles, son mérite, son grand sens, rendent apte à exercer de telles fonctions, sa naissance et sa profession ne lui seront point des obstacles insurmontables. Cet homme ainsi séparé de la foule sera une de ces végétations populaires dont je parlais; mais en quoi différera-t-il du peuple? Tous ceux qui se trouveront dans le même cas que lui arriveront bien peut-être, par suite de la nature de leurs fonctions et des habitudes qu’elles engendreront, à faire bande à part, mais on peut les défier de faire jamais caste à part. De tels hommes ne seront-ils pas le peuple même, jugeant, administrant, gouvernant? Et si cela est, en quoi l’état de choses que je décris diffère-t-il de l’état même de notre société? Dans les démocraties les plus absolues, la partie du peuple à qui reviendra la direction des affaires générales ne pourra donc jamais être d’autre nature, le bon sens le dit assez. J’ai presque honte d’insister sur des choses si évidentes par elles-mêmes; mais puisque notre peuple n’admet qu’avec peine ces vérités trop vraies, et même qu’il les nie.