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Cette situation relève en effet de la physiologie, car c’est un fait d’imagination, une véritable hallucination mystique qui nous conduit à l’abîme. Pour nous tous lettrés, la révolution française est chose d’ordre rationnel; pour le peuple, c’est un fait d’imagination, un mirage magique où il voit distinctement un nouveau ciel et une nouvelle terre qu’il salue de cris de joie dans ses bons jours, qu’il s’irrite de ne pouvoir atteindre dans ses jours de désespoir. C’est donc à l’imagination qu’il faut s’adresser, et non à la raison, si l’on veut avoir la clé véritable de notre périlleuse situation.

Nos philosophes du dernier siècle ont mal connu la nature de l’homme en général lorsqu’ils crurent qu’il suffisait de faire appel à la raison pour que l’empire de la vérité fût à jamais assuré. Hélas! la raison entre bien pour une partie dans la composition de l’homme moral; mais cette partie n’est tout au plus qu’un tiers de son être, et ce tiers même n’a quelque force que chez l’homme élevé au-dessus de sa nature originelle par la méditation, l’étude et la sagesse. Nos philosophes ne s’aperçurent jamais de ce fait si considérable et pourtant encore fort mal connu, c’est que les pensées et les sentimens, par conséquent l’âme morale de chacun de nous, sont déterminés par notre condition. Nous pensons selon le hasard de notre naissance; nous sentons selon notre profession; nous appelons vérité non ce qui est vrai en soi, mais ce qui flatte notre ambition; nous appelons erreur ce qui contrarie nos convoitises. Ce qui est juste, ce n’est pas pour nous ce qui est conforme à la nature générale des choses, c’est ce qui est conforme à la nature locale, qu’on me permette cette expression, des circonstances au milieu desquelles nous nous agitons; ce qui est injuste, ce n’est pas ce qui est contraire au bon ordre des sociétés, c’est ce qui est contraire à l’arrangement de notre petit monde. Presque tous nous avons un esprit de paroisse, de clocher, de métier, soit que nous soyons des ruminans ruraux, soit que nous soyons de beaux esprits urbains. Cette fatalité est tellement celle de notre nature, que les classes même qui ont le plus de puissance pour y échapper, les aristocraties par exemple, en portent elles-mêmes le poids. Les prétentions que les diverses catégories d’hommes mettent en avant sont de véritables préjugés qui ne relèvent que fort rarement de la raison, ou, pour parler plus nettement encore, ce sont autant d’erreurs qui sont filles de la passion ou de l’intérêt. Il est donc impossible d’amener les hommes à la raison et à la justice, à moins de supposer une humanité composée d’ascètes et de gymnosophistes qui se soient élevés au-dessus de toutes les circonstances où vivent enveloppés leurs frères plus charnels, parce que, lorsque ces mots adorables seront prononcés, chacun les entendra dans le sens des rêves que lui